Bénédicte Bonzi: «L’Etat abandonne les plus pauvres»
C’est une plongée au cœur d’une France qui a faim. Au cours d’une recherche de plusieurs années, Bénédicte Bonzi a partagé ses jours et ses nuits avec les bénévoles des Restos du cœur et les bénéficiaires de l’aide alimentaire. En Seine-Saint-Denis, au nord-est de Paris, elle a participé aux maraudes, ces distributions de repas chauds assurées chaque soir, entre 20 heures et 1 heure du matin, au fil de longues tournées en camion. Elle en a donc vu, entendu, ressenti assez pour savoir en vertu de quelles logiques économiques et de quels choix politiques cinq millions de personnes environ dépendent de l’aide alimentaire dans un pays réputé pour sa prospérité, notamment agricole. Sa conclusion? L’aide alimentaire ne répond pas au droit à l’alimentation. Elle ne fait pas, non plus, reculer la pauvreté. Un constat que ne pourraient renier ni la Belgique ni les quelque 600 000 personnes qui y bénéficient de l’aide alimentaire.
L’aide alimentaire est conditionnelle: elle est distribuée à heures fixes, dans des lieux précis, les gens ne peuvent pas choisir les aliments qu’ils souhaitent et ces derniers ne répondent pas forcément à leurs besoins. Pour vous, est-ce cela, la violence alimentaire?
La violence alimentaire se compose de plusieurs choses, notamment le non-respect du droit à l’alimentation. Or, le choix des aliments figure au centre de ce droit, qui figure dans la Convention internationale des droits de l’homme. La violence alimentaire se traduit aussi par des tensions très perceptibles, dès qu’on pénètre dans le milieu de l’aide alimentaire et dans son fonctionnement. Au début, on pense que ces tensions viennent peut-être de nous, de nos émotions… Cette enquête montre que non. Les violences psychologiques que l’on observe sur le terrain ne sont pas le fait des bénévoles de l’aide alimentaire: ils font ce qu’ils peuvent avec les non-moyens qu’on leur donne. Les bénévoles se proposent pour lutter contre la pauvreté et se retrouvent dans un système où on leur impose des normes et un fonctionnement qui les éloignent de ce but. Ces violences, qui ont des conséquences physiques et psychologiques sur les bénéficiaires et les bénévoles, sont inhérentes au fait de passer par le don, qui ne peut pas faire justice. Elles viennent de la répétition de plein de petits actes auxquels les bénéficiaires sont soumis: faire la file, être contrôlés dès qu’ils veulent prendre un produit, subir l’humiliation de devoir sans cesse raconter son histoire… Le quotidien de ces gens et le défaut de moyens accordés aux bénévoles pour répondre à leur situation de grande vulnérabilité, voilà ce qui constitue la violence alimentaire.
L’aide alimentaire vise à nourrir les gens qui en ont besoin, sans attention portée au plaisir de manger, au goût, à la gourmandise. Leur corps n’est-il pensé que comme une machine qu’il faut alimenter pour qu’il fonctionne?
Je ne dirais pas que leur corps est réduit à une machine, mais il est utilisé comme un corps qui vient nourrir le capitalisme. L’usage qui en est fait n’est pas humaniste, mais capitaliste: il constitue une variable d’ajustement d’une surproduction agro-industrielle qui, en France, est payée et qui continue à être encouragée puisqu’on dispose de ce débouché. Depuis que l’aide alimentaire est entrée dans la loi française de modernisation agricole, un marché de l’aide alimentaire a été créé, avec des appels d’offres lancés auprès des agriculteurs et du secteur agro-industriel. Nous n’en sommes plus au moment où Coluche, fondateur des Restos du cœur, réclamait l’ouverture des frigos européens au profit des plus pauvres, au début des années 1980. Aujourd’hui, le modèle agricole a été complètement transformé et tous les acteurs de l’alimentaire ont été mis en concurrence dans un marché international. Ce qui débouche sur des productions achetées à très bas prix, d’une qualité très différente de celle des produits agricoles réservés aux autres consommateurs. C’est un marché de la faim qui a ainsi été créé. Situées entre la lutte contre le gaspillage et la lutte contre la pauvreté, il y a des entreprises qui font des affaires. Et c’est indigne.
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Plusieurs études ont établi que les aliments proposés dans le cadre de l’aide alimentaire favorisent l’obésité et l’hypertension chez les bénéficiaires, sans leur procurer les apports nutritifs nécessaires. La santé des bénéficiaires est-elle secondaire par rapport au fait d’écouler des marchandises, dans une logique qui serait d’abord économique?
La première chose à épingler est que, dans l’aide alimentaire, on est vraiment face à un phénomène d’inversion de la faute, ce qui est une violence perverse. Je m’explique: on exige des bénéficiaires qu’ils veillent à leur bon équilibre alimentaire et des bénévoles qu’ils distribuent des repas équilibrés, alors qu’aucun d’entre eux n’en a les moyens. Mettez-vous une seconde à la place d’une mère de famille à qui on fait des recommandations sur les repas qu’elle doit préparer à ses enfants et que l’on va inviter avec insistance à un atelier de cuisine pour lui apprendre les bonnes pratiques. Le problème n’est pas qu’elle ne sait pas comment faire: c’est qu’elle n’en a pas les moyens! Avec un avenir – le sien – incertain et précaire, l’équilibre alimentaire n’est pas sa préoccupation première. En outre, parfois, donner un produit gras ou trop sucré à son enfant est pour elle le seul moyen de lui montrer qu’elle veut et peut lui faire plaisir. Il ne faut donc pas culpabiliser les gens par rapport à cela. Ce n’est pas de leur responsabilité s’il existe, en France, un dysfonctionnement structurel. Leur corps, marqué par ces déséquilibres alimentaires, n’en est que le symptôme.
En France comme en Belgique, des déductions fiscales sont proposées à ceux qui font des dons pour l’aide alimentaire. Les pauvres permettent ainsi aux riches de gagner de l’argent, dites-vous…
Ce qui me semble aberrant. Je ne veux pas prêter d’intention à ces donateurs, particuliers, entreprises ou grandes enseignes. Vu l’urgence, j’ai bien conscience que l’on a besoin de leurs produits. Dans les faits, je constate que les plus nantis, qui n’avaient rien demandé, sont incités à donner et sont récompensés pour leur don alors que ceux qui ont besoin d’une aide financière directe ne reçoivent rien. On ne répond donc pas aux demandes des plus vulnérables. En revanche, on fait un cadeau à celui qui participe à l’enrichissement du grand capital. C’est là un choix politique et de société. En poussant la réflexion plus loin, on pourrait en arriver à un système de philanthropie à l’américaine où le riche décide de la bonne alimentation du pauvre selon le don qu’il fait ou pas. En matière d’inégalités, il n’est pas normal qu’un Etat-providence se désengage à ce point.
Coluche proposait de retirer à l’Etat ce qu’il ne sait pas faire ou fait mal, comme s’occuper des pauvres. L’Etat est-il défaillant dans le fait de ne pas assumer sa responsabilité envers des citoyens qui ont faim et de renvoyer la responsabilité de la situation soit sur les bénéficiaires, soit sur les donateurs?
Oui. Il faut souligner ce véritable abandon de l’Etat. En France, nous ne sommes ni en pénurie d’alimentation ni en pénurie de logements. Les autorités pourraient donc poser des choix différents. Mais on laisse des familles dormir dehors, avec des enfants et une maman diabétique qui vient d’accoucher, alors qu’il existe des solutions d’accueil dans des gymnases vides ou des hôtels… Ce choix très froid de l’Etat n’est pas normal. On me répond que des centaines d’autres familles sont dans le cas? Ça ne rend pas les choses plus acceptables. On a les moyens de répartir les richesses autrement, au profit des droits de l’homme.
Vous constatez, sur la base de votre enquête, que la pauvreté, un moment de vie difficile qui ne devrait pas durer, devient souvent une sorte de statut définitif. Quand se produit ce basculement et pourquoi?
Lorsque la personne renonce. Elle se dit qu’à chaque fois qu’elle se relève, la chute suivante est pire encore que la précédente, alors elle renonce. Elle abandonne parce que l’Etat l’abandonne. C’est là que les bénévoles sont essentiels: ils sont, eux, dans le non-abandon au travers de leurs gestes quotidiens.
La pauvreté et la faim s’abattent sur les gens et occupent tout leur temps, toute leur énergie, toutes leurs pensées. Que faut-il mobiliser pour se remettre de ce choc?
Je ne sais pas. Je n’ai pas passé assez de temps avec des témoins qui auraient traversé ça et auraient pu se reconstruire. Mais l’impact de l’épreuve de la faim est réel et il est très difficile de s’en sortir. Nous sommes constitués de ce que l’on mange. Cette corporalité est fondamentale. Il faut du temps pour que le corps se retransforme après l’épreuve de l’aide alimentaire. Quand on a eu faim ou vécu dans la rue, on n’a pas le même rapport à la nourriture que ceux qui n’ont pas connu le manque. On mange très vite, en protégeant son assiette de ses mains, on ne regarde personne. Reprendre sa place autour de la table comme tout le monde prend beaucoup de temps.
Les bénéficiaires ont-ils un rapport au temps particulier? Avec un passé douloureux dont ils ne veulent souvent pas parler et un futur qui se limite à la prochaine distribution?
Il existe un écart entre leur rapport au temps et le nôtre. On peut fixer des rendez-vous aux bénéficiaires mais ils n’y viennent généralement pas. Avec eux, il faut être dans l’immédiateté, faire les choses de suite, sinon, rien ne se passe. Aux Restos du cœur, ce rapport au temps est travaillé, notamment par le biais de la culture. En proposant des sorties au cinéma ou des spectacles, les bénévoles arrivent petit à petit à instaurer des rendez-vous. Les bénéficiaires doivent se réapproprier un temps collectif. Pour eux, tout engagement est incertain parce qu’ils font face, en permanence, aux urgences du quotidien. Ils ne notent plus rien, ils se débrouillent comme ils peuvent. Quand on cherche un logement et de la nourriture, on organise sa journée autour de la survie, point. Le souhait de ces gens, c’est qu’aujourd’hui soit similaire à hier puisque hier, ils ne sont pas morts. Et le lendemain n’est pas évoqué.
Recourir à l’aide alimentaire demande de s’y forcer, écrivez-vous. Est-ce parce que les bénéficiaires se sentent coupables de quelque chose? Si oui, de quoi?
Coupables d’être pauvres et de ne pas avoir réussi. Demander à manger génère de la honte, la majorité des bénéficiaires l’affirment. Lors d’un débat sur ce thème, une femme est intervenue pour dire: «Mais nous n’avons rien fait de mal! Un jour, je vais m’en sortir.» Le propos de cette femme a fait du bien au groupe, je crois. C’était un temps de reconquête: effectivement, les bénéficiaires de l’aide alimentaire n’ont rien fait de mal. A l’inverse, ce sont leurs droits qui ne sont pas respectés et c’est à eux que l’on doit quelque chose.
Le recours à l’aide alimentaire va souvent de pair avec une exclusion des tissus sociaux habituels. Cela suscite-t-il une sorte de mépris de classe de la part de ceux qui ne vivent pas la précarité?
Mépris est peut-être un terme un peu fort. Basculer dans la pauvreté fait tellement peur que l’on préfère se dire que l’autre, le pauvre, est responsable de sa précarité. Ainsi, on ne sent pas sa propre vulnérabilité. Chacun espère, consciemment ou non, que l’autre a fait quelque chose que lui-même ne fera pas, donc que cette situation ne lui arrivera pas. Il reste beaucoup de tabous en matière d’aide alimentaire et cette façon de penser l’indique. Je crois que l’expression de mépris la plus forte vient de la nature des produits alimentaires proposés aux bénéficiaires: ceux qui ont été retirés du marché par les grandes enseignes de distribution soit parce qu’ils arrivent à la limite de la date de consommation autorisée, soit parce qu’ils ont une triste apparence. Autrement dit: ces produits ne sont plus bons pour les consommateurs lambda mais ils feront l’affaire pour les plus pauvres. Ça, c’est un acte de mépris.
Ce ne sont pas les gens qui sont inadaptés mais le système, selon vous. Notamment le système administratif. En quoi est-il excluant ou défaillant?
Il est excluant parce qu’il demande à des gens à qui on devrait tendre la main de donner encore plus d’énergie pour accomplir toutes sortes de démarches. Celui qui aurait besoin d’être chouchouté, rassuré, accompagné, pour restaurer sa dignité et pour pouvoir souffler dans une vie trop dure ou après des expériences très difficiles, on lui impose des circuits encore plus brutaux. Je suis admirative de ce que surmontent et traversent les bénéficiaires. C’est très dur: il faut voir la longueur des files devant les points de distribution ou dans les lieux où ils viennent chercher des papiers, mais aussi la manière dont on leur parle au quotidien. Ces gens qui, en effet, n’ont rien fait de mal, subissent beaucoup de dénigrement alors qu’ils essaient juste de s’en sortir. J’ai un jour rencontré une jeune femme, cliente d’une épicerie sociale. «Si je suis dans cette situation, ce n’est pas parce que je ne sais pas gérer mon argent», m’a-t-elle expliqué. Elle avait établi son budget jusqu’en 2025! Elle se sentait obligée de se justifier.
Des conventions internationales consacrent le droit à l’alimentation, qui n’est pourtant pas respecté. Avec quels leviers pourrait-il l’être? Aucune pénalité n’est prévue.
En changeant la nature humaine? Le vrai levier consisterait à se mettre au service de l’humain. Mais on n’actionne que le levier économique: ainsi voit-on que la vie des hommes ne vaut pas grand-chose. D’autres moyens d’agir consistent à rendre cette réalité visible et à en tenir pour responsables ceux qui le sont, en confisquant les richesses.
En France comme en Belgique, l’aide alimentaire devient structurelle et non passagère. Que dit ce constat d’un Etat moderne et démocratique?
C’est le constat total d’échec du système agroalimentaire et alimentaire tel qu’il est. C’est un message fort mais il faut l’entendre ; il peut constituer une bonne porte d’entrée pour rétablir une vraie démocratie, par la démocratie alimentaire. Celle-ci présuppose que transformer l’aide alimentaire ne peut se faire sans transformer le système agricole, et inversement. Elle permettrait aussi de répondre aux enjeux climatiques et environnementaux.
Parlons des bénévoles. La plupart d’entre eux sont en souffrance. Pourquoi?
D’abord parce que dans la position qu’ils occupent, il leur est impossible de rester insensibles à la violence qu’ils observent tous les jours. La force des bénévoles est de transformer leur colère en actions et de penser qu’ils feront justice à la place de l’Etat. Ce n’est pas moins inconfortable, cela ne diminue pas le sentiment de colère, mais c’est pour eux un moteur assez fort. Les autres bénévoles, pour qui c’est trop insupportable, arrêtent. C’est très dur de résister sur le long terme.
Si l’action des bénévoles ne permet pas de sortir les gens de la pauvreté, aurait-elle pour but de maintenir la paix sociale et d’éviter les émeutes de la faim?
Au moment de la création des Restos du cœur, Coluche avait réussi à établir un rapport de force. Ce n’est plus le cas, actuellement, avec les acteurs de l’aide alimentaire. Ceux-ci sont plutôt dans la peur de ne pas pouvoir répondre aux bénéficiaires qu’ils aident à survivre. Pour rendre du sens à leur action et éviter l’essoufflement, il faudrait réveiller le sens du message d’origine de Coluche: lutter contre la pauvreté et pas juste donner à manger. Il est clair que distribuer de la nourriture maintient la paix sociale. D’ailleurs, si on arrêtait de le faire, on pourrait restaurer le rapport de force et peut-être glisser certaines exigences pour transformer le devenir des gens en précarité. Je pense à la proposition de mise en œuvre d’une sécurité sociale de l’alimentation, qui consiste à verser à chaque personne vivant en France 150 euros chaque mois pour qu’elle accède à des produits issus d’une agriculture durable. Des expérimentations en ce sens sont en cours.
Face aux bénévoles, les bénéficiaires se sentent sans doute en position de dépendance. Qu’est-ce que cela engendre sur le plan de l’estime de soi?
Les bénéficiaires sont dans l’admiration et le respect des bénévoles. Mais il existe dans leur chef une confusion entre ce qui est donné et ce qui devrait être donné, en matière de droit. Du fait de leur attachement aux bénévoles, les bénéficiaires ne s’autorisent pas à se plaindre des dysfonctionnements. Mais parallèlement, c’est ce lien qui leur permet de rester debout.
Quelle est la marge de manœuvre des associations, dès lors que l’Etat organise, en partie, leur approvisionnement et leur impose des pratiques limitatives?
Très faible. Je vous donne un exemple: l’Etat impose le respect de la chaîne du froid mais il ne donne pas les moyens nécessaires pour acheter un camion frigorifique. Obtenir cette aide financière demande des compétences que n’ont pas forcément les bénévoles, et beaucoup de temps. La réalité de leur quotidien est si rude, l’urgence si présente, qu’il ne leur est pas possible d’interroger les structures en profondeur. Mais sans eux, ce serait bien pire.
La question de l’aide alimentaire ne déborde-t-elle pas bien au-delà du seul fait de nourrir?
L’aide alimentaire permet de résister. Mais à quoi et pour aller vers où? A quelle société aspire-t-on? Peut-on s’autoriser à se le dire et à essayer de transformer le chemin? A l’échelon politique, tout le système est à repenser. L’aide alimentaire constitue un indicateur fort qui montre qu’on ne peut pas continuer comme ça, au risque de foncer dans le mur. Il ne s’agit pas seulement de permettre à chacun de se nourrir: ne pas changer de système alimentaire aura des conséquences essentielles sur les plans agricole et écologique. On croit qu’on a le choix? Selon moi, on ne l’a déjà plus.
Bio Express
1981
Naissance, le 4 août, à Valence.
2015
Maîtrise en ethnologie et anthropologie sociale.
2016-2019
Doctorante à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHSS, Paris).
2021
Cheffe de projet transition agriculture/alimentation à l’agence Auxilia.
2023
Publie La France qui a faim (Seuil).
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