Barbara Cassin : «Le langage agit sur le monde et le façonne» (entretien)
La philosophe et philologue Barbara Cassin, férue de grec et de lettres classiques, ne jure que par les mots. Son dernier ouvrage, Ce que peuvent les mots, témoigne d’une vie intégralement dédiée à sonder leur mystère. Avec une seule ambition: défendre les langues européennes contre le «globish» hégémonique.
Paris, non loin du cœur du Quartier latin. La rue Mouffetard est l’une des voies médiévales de la capitale. La plus ancienne, paraît-il. Belle et rebelle, cette citadelle a tenu tête à l’épreuve du temps. A la modernisation architecturale haussmannienne, aussi. Il est 8 heures. On baguenaude dans la rue, parmi ses enseignes pittoresques et ses commerces bariolés. C’est ici que nous reçoit Barbara Cassin. L’endroit sied à merveille à l’helléniste (discrètement) rock ‘n’ roll. Matinale, la posture fière, la philosophe nous accueille. Sobrement, mais poliment. On l’écoute avec tendresse. Charmé, aussi. Car Barbara Cassin est charmante. Surtout quand elle vous cause de sa voix solaire des «mots», son domaine de prédilection. Mieux: son cheval de bataille auquel elle a dévoué toute une vie, comme en témoigne Ce que peuvent les mots (1), recueil récemment publié, et où l’on retrouve, sous une forme dense et ramassée, l’essentiel de son idylle avec les mots, sa foi en leur puissance, en leur vertu réparatrice tout comme en leur pouvoir performatif. Car pour l’académicienne, la neuvième femme élue sous la Coupole des immortels depuis l’entrée de Marguerite Yourcenar, en 1980, le langage nous forme autant, sinon plus, que nous nous en servons.
La manière dont le français importe de l’anglais jusque partout dans sa carte d’identité est symptomatique, et inquiétante.
Que peuvent les mots, pour reprendre le titre de votre ouvrage?
Tout. Mais ils ne suffisent pas. Je souscris à cette phrase de Nietzsche: «Celui qui trouve le langage intéressant en soi est un autre que celui qui n’y reconnaît que le medium de pensées intéressantes.» Le langage, et les mots, ne sont pas uniquement le moyen de décrire ou refléter la réalité. Ils agissent sur elle et la forgent. Aujourd’hui, on ne croit plus dans le pouvoir du langage. Or, pour moi, c’est toujours le cas. C’est la raison pour laquelle je me suis intéressée, dans mes recherches, aux deux domaines où l’on croit encore fermement au pouvoir des mots, à savoir la psychanalyse et la politique – le troisième domaine étant probablement l’amour. Mais évidemment, les mots ne suffisent pas.
Dans quelle mesure le langage et les mots peuvent-ils agir et «changer le monde»?
Prenez la psychanalyse, qui est avant tout «un langage qui agit autant qu’il exprime», comme disait le linguiste Emile Benveniste. L’analysant exprime ce qui lui vient ; l’analyste ponctue, interprète. Tout se passe en mots, en silences, rien qu’en parlant… En politique, l’exemple récent le plus flagrant est sans doute celui de la Commission de vérité et de réconciliation, en Afrique du Sud, qui disait d’elle-même qu’elle était une psychanalyse à l’échelle d’une nation. L’impératif était de tout dire – full disclosure – et tout ce qui était dit dans le cadre tracé était amnistiable et amnistié: «La liberté en échange de la vérité.» Là encore, ce sont des mots qui agissent…
Vous commentez longuement la célèbre phrase du philosophe américain Austin, «Quand dire, c’est faire». Dans quelle mesure dire est un acte et non simplement une parole?
Austin ne dit pas que toute la langue se résume à son pouvoir performatif d’agir sur le réel. Il précise que c’est l’une des trois possibilités de la langue. Il y a d’abord le discours philosophique qui vise la vérité, puis la rhétorique qui vise la persuasion et, enfin, le troisième aspect, souvent négligé, c’est le pouvoir performatif de la langue, qui exige un certain nombre de conditions. C’est le cas, par exemple, du discours judiciaire, quand le juge annonce «Je déclare la séance ouverte», ou quand le maire prononce le fameux «Je vous déclare maintenant unis par les liens du mariage». Dans ce contexte, le discours a valeur d’action. J’ai essayé de prolonger cette réflexion en travaillant sur la performance plutôt que le performatif.
Qu’entendez-vous par performance?
La performance est plus large que le performatif. C’est une manière de «parler pour parler». Ou parler pour le plaisir de parler. Les philosophes ont longtemps exclu les adeptes de cette compréhension de la langue hors de la philosophie et même hors de l’humanité. Par performance, je suggère aussi que le langage agit sur le monde et le façonne.
Parler pour parler, parler pour ne rien dire, parler pour le plaisir de parler: est-ce pour cela que vous vous intéressez aux sophistes, tant décriés, mais que vous réussissez à réhabiliter?
Dans l’imaginaire collectif, le sophisme renvoie au mensonge et au pouvoir de séduction des politiques ou des publicistes lorsqu’ils dupent les consommateurs et les électeurs. La diabolisation des sophistes a une histoire en philosophie: elle commence avec Platon, mais c’est Aristote qui a réduit l’acte de parler à celui de devoir signifier quelque chose, une seule chose et la même pour soi-même et pour autrui. Par là, le philosophe interdit un certain type de parole qui peut jouer sur le signifiant et l’équivoque, comme parler pour le plaisir de parler, voire parler pour ne rien dire. Mais les sophistes, ces « maîtres de la Grèce », comme les qualifiait Hegel, sont aussi de géniaux initiateurs à la politique et des éducateurs professionnels itinérants, qui partagent la culture et enseignent le pouvoir de la parole. Le sophiste Gorgias, pour qui le discours est «un grand démiurge qui, avec le plus petit et le plus inapparent des corps, accomplit les actes les plus divins», Jacques Lacan, pour qui le psychanalyste est «la présence du sophiste à notre époque mais avec un autre statut», et Desmond Tutu, qui affirme que le langage «ne dit pas la réalité, comme on le croit d’habitude, mais il la construit», sont tous trois sensibles de la même manière à la performance discursive.
Vous êtes aussi célèbre pour avoir dirigé Le Dictionnaire des intraduisibles. Considérez-vous que les langues et les cultures soient hermétiques entre elles? C’est, du moins, ce que suggère le titre du dictionnaire…
Absolument pas. Contrairement à ce que pourrait laisser penser le titre, ce dictionnaire des «intraduisibles» travaille non pas sur ce que l’on ne traduit pas, mais sur ce que l’on ne cesse pas de traduire. Avec les 150 collaborateurs de ce dictionnaire, j’ai voulu comparer les différents mondes qui s’ouvrent avec les différentes langues de l’Europe ou constitutives de l’Europe. Quand vous dites «bonjour», vous n’ouvrez pas le monde de la même manière que lorsque vous dites «grüß Gott» comme en Autriche, ou lorsque vous souhaitez la paix avec «salam», en arabe, ou «chalom», en hébreu, la joie et la grâce avec le «khaire» grec, ou la santé avec le «vale» latin… «Mind», ce n’est pas exactement «geist» ou «esprit». Car ce ne sont pas seulement les poèmes que nous écrivons en langues, nous philosophons aussi en langues, avec des mots, et non des concepts. Le travail sur la différence des langues élargit notre vision du monde: il est tout autant politique que philosophique. Il contraste avec la tradition qui postule une caractéristique universelle et une rationalité unique.
N’y aurait-il pas toutefois une dimension universelle des langues, comme le pensent certaines traditions philosophiques?
Cette façon de concevoir l’universalité n’a jamais fonctionné. Ni Leibniz ni Gottlob Frege n’ont réussi à fabriquer une «caractéristique universelle», un calcul mathématique de toutes les pensées humaines. A mon sens, la diversité des langues et des cultures demeure essentielle. Cela n’empêche pas d’avoir l’universel en ligne de mire. Mais il faut pratiquer la diversité. Je définis la traduction comme un savoir-faire avec les différences. Cette définition donne à voir à quel point ce travail porte une dimension politique.
L’universel demeure néanmoins un horizon désirable pour la philosophe que vous êtes?
Pour reprendre une distinction chère à mon ami Souleymane Bachir Diagne, il faut distinguer l’«universel latéral», qui est peut-être précisément celui, précaire, que construit la traduction, et l’«universel de surplomb», comme l’universel colonial qui promeut une culture spécifique sous les apparences d’une culture universelle. Mais à vrai dire, pour moi, l’universel est toujours l’universel de quelqu’un et ce, depuis les Grecs qui nomment «barbares» – une onomatopée comme «bla-bla-bla» – ceux qui ne parlent pas leur langue. Je me méfierai toujours de l’universel, même si, ici et maintenant, il peut être utile, voire nécessaire, de le prôner, comme par exemple l’universel des droits de l’homme, c’est-à-dire aussi de la femme, en Afghanistan ou en Iran.
Le langage inclusif est lourd, inepte même, mais il a la vertu de signaler que la langue est sexiste – et elle l’est en réalité.
Le débat public, aujourd’hui, est parsemé de «mots intraduisibles» à dimension politique et polémique: «woke», «cancel culture», etc. Que vous inspirent-ils?
Ce qui est intéressant dans le fait de les garder en anglais, c’est de faire voir d’où ils viennent. En l’occurrence essentiellement des Etats-Unis. C’est la version actuelle de la «political correctness», du «politiquement correct». Il va du meilleur au pire: un enfer pavé de bonnes intentions, non sans lien avec l’éthique protestante, mais à l’ère d’un capitalisme populiste lié aux réseaux sociaux. Les luttes auxquelles renvoient ces termes peuvent légitimement être menées par des actions spectaculaires pour répondre à des situations injustes ou atroces. Mais il faut que ces modes d’action soient situés, précis et ciblés. En aucun cas ils ne doivent devenir le paradigme normal d’action ou de contestation sociale ou sociétale. C’est l’une des raisons pour lesquelles il est important que ces mots restent en anglais. On sait dans quel contexte ils s’inscrivent. Pour ma part, je crois que ce qui compte, toujours, c’est de garder mémoire plutôt que d’effacer, ainsi que d’apprendre et d’enseigner à juger. «Que pensez-vous de ce que vous voyez?» était le petit écriteau posé par Mandela au centre de la salle d’un vieux musée où les principes de l’apartheid allaient de soi.
D’une manière générale, de quoi les anglicismes qui prolifèrent dans le débat public sont-ils le signe?
Mon seul combat politique repose sur la défense des langues européennes et le rejet du «globish» (global english), cet anglais mondialisé qui tend à devenir la seule langue de communication et qui ne laisse subsister les langues de culture, y compris l’anglais, que comme des dialectes. C’est, hélas, la langue de l’évaluation, des expertises et des dossiers européens. Pour le reste, il est tout à fait constant et normal qu’une langue importe des mots. Les langues sont poreuses et en interaction. Nous parlons de «packet-boat» / «paquebot», et les Anglais parlent de «soutien-gorge». Cependant, aujourd’hui, la manière dont le français importe de l’anglais jusque partout dans sa carte d’identité est symptomatique, et inquiétante. Quand le président Emmanuel Macron choisit de parler anglais – start-up nation, Renew – , je pense à cette phrase de Lacan: «Le style, c’est l’homme – l’homme à qui l’on s’adresse.» J’admets qu’il s’adresse aux investisseurs potentiels dans la langue qu’ils comprennent. Par bonheur, il crée dans le même temps (eh oui! ) une Cité internationale de la langue française à Villers-Cotterêts, et j’apprécie bien davantage cet intitulé «français» et «international».
En tant qu’académicienne, quel regard portez-vous sur le langage inclusif et les débats passionnés qu’il suscite?
Prenons par exemple le cas du «. e». Ce «péril mortel» – c’est le diagnostic de l’Académie française – me fait plus rire qu’autre chose. Je trouve cela illisible, épuisant et promis à disparaître. La langue française ne comporte pas de neutre. Elle a un masculin et un féminin. Mais elle comporte aussi des termes épicènes, qui valent pour les deux. Par exemple, on m’identifie comme «philosophe» et «philologue», deux épicènes. Je veux dire par là qu’il faut aller dans le sens de la langue, et pas contre elle. On peut faire énormément de choses avec la langue. Mais il faut aller dans son sens. J’estime que le langage inclusif ne va pas dans son sens.
Y a-t-il des aspects dans la langue, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, qui vous interpellent ou vous choquent?
Quand on a un nom masculin suivi d’une série de noms féminins dans une phrase et qu’on accorde l’adjectif avec le masculin, c’est, quoi qu’en dise la grammaire, particulièrement choquant. La langue fluctue, ce n’est pas une entité immuable. Le dictionnaire de l’Académie française a cette particularité que quand il finit, il recommence. Il travaille entre la norme et l’usage. Il y a une norme, et puis l’usage qui fait bouger la norme. Une langue s’est toujours construite ainsi. Donc, continuons à la construire. Et pour revenir sur l’exemple du «. e»: cette solution est lourde, inepte même, mais elle a la vertu de signaler que la langue est sexiste – et elle l’est en réalité.
Auriez-vous des idées pour rendre la langue moins sexiste?
Honnêtement, je n’ai pas d’idées là-dessus. D’ailleurs, il n’est peut-être pas souhaitable d’en avoir. Il suffit de continuer de parler la langue en étant conscient qu’elle est sexiste. Cela évoluera par la force des choses, comme les mœurs. La langue ne cesse d’évoluer. Aujourd’hui, on me demande encore parfois si je suis «auteure» ou «autrice». Franchement, cela n’a aucune importance à mes yeux.
Même «auteur», sans «e», vous conviendrait-elle comme épithète?
Auteur, auteure, autrice, les trois me conviennent. Je pense un peu comme Paul Valéry qui disait: «Il y a trois sortes de femmes: les emmerdeuses, les emmerdantes et les emmerderesses.» (rires)
Vous écrivez que ce qui a veillé tout au long de votre trajet intellectuel, c’est «non pas la part philologue, la part philosophe, la part poète, mais la part femme, qui ne cesse d’inquiéter les autres parce qu’elle brouille et intercepte toutes les strates du langage, parce qu’elle tisse et détisse, constate et oublie». Qu’entendez-vous par là?
Je pense que l’universel philosophique ne sort pas indemne de la différence des genres. De Socrate à Heidegger, la philosophie s’est si longtemps pensée comme une affaire d’homme. J’ai initié une Revue des femmes philosophes à l’Unesco et elle a eu d’emblée pour caractéristique, ou peut-être pour tâche, de refuser d’essentialiser: pas d’essence «femme», pas d’essence «philosophe», mais plutôt quelque chose comme une perméabilité des genres, dans tous les sens du terme ; y compris des genres de discours: on ne dira plus aux femmes la littérature, aux hommes la philosophie. Les femmes-philosophes décloisonnent les genres (d’ailleurs, un homme peut être une femme-philosophe, comme Jacques Derrida qui parlait de «la part femme» de lui-même) et compliquent l’universel. On peut voir là une rengaine, une ritournelle: souvent femme varie, bien fol est qui s’y fie ; mais il s’agit d’une identité fluide formée dans la résistance: des faiseuses d’histoires qui refusent l’enfermement d’une assignation.
Y a-t-il une caractéristique propre à la philosophie et à la poésie féminines ?
J’aimerais vous répondre: ce qui peut nous arriver de mieux, c’est d’élargir, de bousculer, de réinventer ces distinctions, comme la traduction bouscule les textes, les langues et les cultures.
Bio express
1947 Naissance, le 24 octobre, à Boulogne-Billancourt.
1974 Docteure en philosophie à l’université de Saint-Denis.
1980 Maître de conférence à l’ENA (Ecole nationale d’administration).
1995 Publie son premier ouvrage majeur, L’Effet sophistique (Gallimard).
2017 Fonde l’association Maisons de la sagesse – Traduire.
2018 Médaille d’or du CNRS.
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