Au tribunal pour avoir «volé» 2 bâches publicitaires: criminels ou activistes? (récit)
Des militants opposés à la publicité pour des SUV hybrides, qu’ils jugent polluants, sont poursuivis en justice pour vol de bâches publicitaires. Un vol non prouvé, pour lequel ni la firme Decaux ni les groupes automobiles concernés n’ont déposé plainte. Défense de l’environnement contre droit de propriété: la Cour d’appel de Liège tranchera.
Il n’a pas cillé. Du moins, pas visiblement. Il n’en a pas moins dû être un peu surpris, même une fraction de seconde, face à ce bermuda et aux mollets nus de celui qui l’habitait. On aura décidément tout vu à la cour d’appel de Liège. Mais pour le juge, paré de sa plus prévisible toge, qu’importe l’habit. Il ne fait pas le moine, comme chacun le sait. Tout militants écologistes qu’ils soient, les trois hommes qui lui font face sont des justiciables comme les autres. Mollets nus exceptés… en ce début de mois de décembre.
Ce sont ceux de Niels. Tignasse en friche, le cou protégé par un bandana coloré, cet ingénieur de 51 ans n’a pas jugé nécessaire de se raser pour se présenter devant le tribunal. Si elle ne soulevait pas des questions cruciales, l’affaire qui le conduit devant la 6e chambre de la cour d’appel, au bout d’un escalier de chêne bavard, prêterait presque à sourire.
Mais la justice ne sourit pas dès lors qu’un acte, même dérisoire à première vue, contrevient à la loi. Et c’est bien normal. Qu’ont fait Niels, Xavier (49 ans), cheveux ras, lunettes et pull moutarde, et Philippe (44 ans), cheveux noirs, moustache à la Freddie Mercury et oreilles percées, pour se retrouver là?
Voilà l’histoire. La nuit du 8 au 9 août 2022, un peu après minuit, Niels se rend, au volant de sa voiture, au rond-point situé entre le quai Timmermans et la rue Ernest Solvay, à Liège. Philippe et Xavier l’accompagnent. Tous sont actifs dans des mouvements de défense de l’environnement et de la mobilité douce, comme Masse critique, qui vise à rendre temporairement les rues des villes à des centaines de cyclistes, Liège pour le climat ou encore Stop SUV Liège. Les trois hommes ont donc des valeurs en commun. Professionnellement, ils partagent une même volonté, sinon de refaire le monde, au moins de l’améliorer et de lui donner un sens. Xavier est instituteur, Philippe, assistant social et Niels, ingénieur électromécanicien et créateur d’une petite société spécialisée dans l’hydroélectricité.
Cette nuit-là, donc, les trois hommes participent à une campagne de brandalisme publicitaire, organisée simultanément à Liège, Bruxelles et Namur: celle-ci vise à détourner des publicités au profit de SUV électriques ou hybrides pour en dénoncer le message. Aux yeux de ces militants, les SUV ne sont pas des véhicules propres, quoi qu’on en dise, et il leur est aberrant que l’Etat fédéral, par une politique de fiscalité favorable, encourage l’achat de ce type de véhicule.
Armé d’une longue perche au bout de laquelle est attaché un simple cutter, Niels s’emploie donc à détacher de son support estampillé JC Decaux une bâche en plastique, longue de douze mètres et large de trois, qui vante les lignes d’une BMW. Xavier filme la scène pour en poster les images sur son site Internet. L’alimentation électrique du panneau publicitaire a été interrompue en sectionnant les câbles avec des pinces coupantes. Niels n’a pas terminé sa tâche quand une équipe du peloton antibanditisme débarque sur les lieux. Xavier et Philippe détalent aussitôt. Niels n’oppose aucune résistance aux policiers et leur déclare spontanément ses intentions: une fois découpée, la bâche devait être refixée sur son support avec un slogan modifié, hostile à la politique fiscale en vigueur pour les véhicules électriques.
«Nous ne sommes pas des censeurs moraux de vos comportements. Mais prendre possession de quelque chose qui ne vous appartient pas peut être embêtant sur le plan pénal…»
Le président de la cour d’appel de Liège.
Les policiers se rendent ensuite auprès du véhicule de Niels, près duquel ils retrouvent Xavier et Philippe qui viennent de se délester des pinces coupantes. Dans la voiture, ils découvrent deux autres bâches publicitaires, l’une centrée sur la BMW Berline 3, l’autre, sur la Volvo C40, deux modèles hybrides. «Dégrader des biens la nuit n’est peut-être pas un bon exemple à donner aux enfants», lancent les policiers à Xavier l’instituteur, qui se dit fier de son acte. «C’est, bien au contraire, la voie à suivre pour la jeunesse», leur répond-il.
Emmenés au poste, les trois hommes ne pipent mot. «Ils sont polis et de bonne composition mais refusent de répondre aux questions», indique le premier jugement rendu en décembre 2023. Le scénario se répète lors des convocations suivantes. «L’audition commence à 13h31 et se termine à 13h34», peut-on lire dans un des PV de la police liégeoise. Ou encore ceci: «Je n’ai pas à vous dire pour quelle raison je ne souhaite pas répondre à vos questions. Si vous n’avez plus de questions à me poser, je souhaite qu’on en reste là.»
Le 30 novembre 2023, le tribunal correctionnel de Liège accueille donc ce peu causant trio qui doit être jugé pour deux préventions. La première porte sur le vol des deux bâches publicitaires retrouvées dans la voiture le soir des faits, au préjudice de JC Decaux Belgium. La seconde, sur la tentative de vol d’une troisième bâche, interrompue par l’arrivée de la police.
Ces faits délictueux, le tribunal les jugera établis dans un jugement daté du 14 décembre 2023. Mais ils ne seront suivis d’aucune sanction: le juge estime en effet qu’en agissant de la sorte, les trois militants ont exercé leur droit à la liberté d’expression et qu’ils peuvent à ce titre bénéficier d’une excuse absolutoire. Ils sont donc reconnus coupables mais exemptés de toute condamnation. Pour étayer sa position, le juge Franklin Kuty évoque «le mobile honorable des prévenus», «un comportement qui doit être appréhendé en relation avec les nobles idées qu’ils promeuvent», l’absence de recours à la violence, l’atteinte «toute relative» à l’ordre public et la modicité du préjudice occasionné. «Ce vol, écrit-il, […] est d’une gravité toute relative lorsqu’il est mis en relation avec le but poursuivi par les prévenus. Une condamnation à une peine constituerait une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression des prévenus […]. Le bénéfice d’une cause d’excuse absolutoire peut donc leur être reconnu.»
«C’est la foire et la jungle si les juges doivent estimer quelles valeurs nobles justifient des actions illégales.»
L’avocat général de la cour d’appel de Liège.
Le ministère public en reste ahuri. Et fort contrarié. Il se pourvoit donc en appel, mais pour la seule prévention du vol de bâches. La deuxième, portant sur la tentative de vol, est considérée comme définitivement jugée.
Novembre 2024. Deux ans après les faits, Xavier, Philippe et Niels, en bermuda, sont face, cette fois, aux trois magistrats de la cour d’appel. Par la fenêtre, on voit la grande roue tourner sur la place du Marché et on entend les cris de ceux qui s’y risquent. Pour un peu, ça sentirait les croustillons jusque dans la salle.
– Contestez-vous le vol de ces bâches?, demande le président Olivier Michiels à Niels.
– Oui.
– Ces bâches, retrouvées dans votre voiture, vous appartiennent-elles?
– Non.
– A qui appartiennent-elles, alors?
– Je l’ignore. Je les ai reçues d’autres militants. Nous voulions juste détourner le message qui s’y trouve et qui, selon nous, est mensonger. Notre intention était de dénoncer la politique fiscale injuste qui soutient ce type d’achat.
– Nous ne sommes pas des censeurs moraux de vos comportements, répond le président. Mais prendre possession de quelque chose qui ne vous appartient pas peut être embêtant sur le plan pénal…
– Pourquoi ne pas avoir réalisé vous-mêmes une bâche pour faire entendre votre point de vue au lieu de vous emparer de bâches appartenant à d’autres?, demande une conseillère de la cour.
– Utiliser la même bâche en détournant son message a beaucoup plus de poids, intervient Philippe. Il est symboliquement important d’utiliser le même média que les groupes automobiles.
– Vous avez effectivement droit à votre liberté d’expression, reprend le président, mais vous ne pouvez pas commettre d’infraction.
– C’est aussi une manière pour nous de questionner l’accaparement de l’espace public par de grands groupes automobiles, glisse Xavier.
– Et si moi, j’aime les SUV, reprend le président, je n’ai pas le droit d’en apprécier les publicités dans l’espace public?
– Achetez-vous des revues automobiles, alors!, répond Xavier.
– C’est exactement la même problématique qu’avec le tabac dans les années 1990, soutenu par l’Etat pour des raisons financières, ajoute Philippe. Le fumeur s’intoxique, certes, mais il intoxique tout le monde autour de lui. Comme le conducteur qui, en optant pour ce type de véhicule, abîme la population tout entière.
– Je vous suis bien, poursuit le président. Mais faut-il pour autant s’approprier une bâche?
– Pourquoi pas si personne n’est lésé?, répond Niels. Personne n’a réclamé cette bâche, ni les constructeurs ni la firme publicitaire Decaux. Ils s’en calent complètement. Ce type de bâche est régulièrement jeté. C’est un déchet.
– Peu importe, rappelle le président. L’avocat général fait respecter les règles.
– S’il est là pour défendre les intérêts de la société, nous avons fait comme lui en défendant l’avenir de nos enfants.
– Vous justifiez votre comportement par votre motivation, constate le président. Mais la motivation n’empêche pas l’infraction. On est là pour vous inviter à penser autrement.
– Alors, il fallait condamner aussi ceux qui ont descendu Kadhafi, réplique Niels. Voler un riche est moins grave que voler un pauvre.
– Je vous entends et on peut même, en notre for intérieur, être d’accord avec vous, lâche la conseillère de la cour d’appel. Mais cela n’excuse pas tout.
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Debout dos à la fenêtre, l’avocat général Paul Catrice, petites lunettes rouges posées sur le nez et barbiche en avant, se lance. «On est tous convaincus de la nécessité de la liberté d’expression, assène-t-il. C’est une valeur cardinale et sacrée. Mais il y a quelque chose qui ne va pas du tout dans le premier jugement rendu.» Sur la place Saint-Lambert, des cris éclatent. «C’est contre moi?», interroge l’avocat général.
Boutade. Ce qui ne va pas du tout, à ses yeux, c’est le fait que le juge de première instance ait trouvé louables les idées des prévenus. «Un juge ne peut pas manifester son opinion; or, c’est ce qu’il a fait, tonne l’avocat général. Les lois s’imposent à tous, entre autres sur le droit de propriété auquel on ne peut pas s’attaquer. On peut exprimer ses idées sans détruire. C’est la foire et la jungle si les juges doivent estimer quelles valeurs nobles justifient des actions illégales. Sanction il doit y avoir et je vous demande, monsieur le président, de remettre de l’ordre dans ce dossier.»
«Ces trois-là ne sont pas très différents de nous. Je partage leurs craintes et leurs espoirs. Mais je n’ai pas leur courage.»
Olivier Moureau, avocat de la défense.
A son tour, l’avocate de la défense Karolin Arari-Dhont prend la parole. Son amertume, dit-elle, se mue en agacement: «Le ministère public s’obstine et s’obstine mal, lance-t-elle. Des questions de fond se posent. Ont-elles leur place devant une juridiction répressive? La COP29 a évoqué l’urgence climatique pendant des jours et nous n’avons que quelques minutes… Je soulève la question de votre incompétence, Monsieur le président. Car en vertu de la loi sur les SAC (1), le procureur du Roi s’engage à ne pas poursuivre leurs auteurs d’infractions si la valeur du préjudice ne dépasse pas 250 euros.» Ce qui est manifestement le cas des bâches publicitaires dérobées. Le dossier répressif n’évoque toutefois nulle part la hauteur du préjudice. «On n’a même pas demandé à Decaux si Decaux était préjudicié, poursuit l’avocate. On ne sait toujours pas à qui ces bâches appartiennent. Peut-être ont-elles été récupérées dans une poubelle? Les policiers ont décidé que ces bâches avaient été volées le 8 août. Mais aucun élément du dossier répressif ne permet d’établir qu’elles l’ont été.» L’avocate réclame donc l’acquittement pour ses clients.
Me Olivier Moureau prend ensuite la parole pour invoquer la cause d’excuse par nécessité. Il faut, dans ce cas, mettre en balance les intérêts protégés, comme le droit à la santé, à la vie et à la protection d’un environnement sain, et les intérêts sacrifiés. «Ce qui doit être protégé, c’est un environnement sain, martèle-t-il. Les intérêts sacrifiés, ce sont deux vilaines bâches publicitaires. Privilégier le droit de propriété des bâches est-il le meilleur choix à poser par rapport aux enjeux climatiques actuels? L’urgence est évidente: on va droit dans le mur et vous le savez.» Quant aux moyens choisis par les prévenus, il est prouvé, selon l’avocat, qu’il n’y en avait pas d’autre. Ils ont déjà tout essayé, sans succès: les manifestations, les marches pour le climat, les pétitions, les sensibilisations de terrain, les votes et les lettres envoyées aux élus.
Enfin, il revient sur l’abandon, depuis le premier jugement, de la prévention sur la tentative de vol. «Il serait aberrant de retenir la cause d’excuse absolutoire pour cette prévention-là et de remettre en cause le premier jugement pour la prévention de vol, alors qu’elles sont liées entre elles. Ce serait incohérent, ce qui contrevient au principe de sécurité juridique et de cohérence du système juridictionnel.» Et à son tour, il demande l’acquittement et la confirmation du premier jugement. «Ces trois hommes ne sont pas des voyous, ajoute Me Moreau. Ils n’avaient pas envie de se retrouver devant vous mais ils savaient qu’il n’y avait pas d’autre moyen. Ces trois-là ne sont pas très différents de nous. Je partage leurs craintes et leurs espoirs. Mais je n’ai pas leur courage.»
La dernière avocate de la défense, Me Séaux, s’adresse ensuite au président.
– Je pose la question de votre compétence.
– Encore! Décidément…, soupire le président.
Pour elle, le dossier, constitutif selon elle d’un délit de presse, devrait être renvoyé en cour d’assises (2). Certes, reconnaît-elle, ce délit n’avait pas encore été exprimé lors de l’intervention de la police, mais «il existait, dans la tête des trois auteurs, en phase préparatoire.»
– Si on vous suivait, vous ne vous rendez pas compte des conséquences dans d’autres affaires, lâche le président.
Dans la salle, les bancs de bois craquent chaque fois que quelqu’un se penche, se redresse, étend les jambes. Il y a presque deux heures que l’audience a commencé. Le ciel, au-dehors, s’obscurcit.
– Moi, dit Philippe, interrogé une dernière fois, ça me rassure que le premier juge ait pris une telle décision: c’est grâce à des gens comme lui qu’on a un jour mis fin à l’esclavage. «Je vous remercie pour ce débat, ajoute à son tour Niels. Et d’avoir accepté d’être bousculé.»
– C’est normal, c’est notre boulot, répond le président.
L’arrêt de la cour d’appel sera rendu le 9 janvier prochain.
(1) SAC: sanctions administratives communales. La loi qui s’y rapporte permet de sanctionner directement certaines incivilités, sans passer par un jugement.(2) En Belgique, les délits de presse sont jugés devant la cour d’assises.
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