Pourquoi les jeunes sont-ils «accros» aux « vocaux » et évitent à tout prix le coup de fil?
L’appel téléphonique est de plus en plus délaissé au profit d’autres modes de communication. Parmi eux, le «vocal», et particulièrement chez les plus jeunes. Il est jugé pratique, plus «vrai» et moins intrusif.
Tendre un portable à un jeune. Lui dire que sa grand-mère est en ligne, qu’il serait aimable d’échanger avec elle quelques mots. Et observer l’air pantois, l’œil sévère. Non pas qu’il déteste sa mamie. C’est parler au téléphone qui l’irrite.
Curieux constat, que font aujourd’hui tous les parents. L’adolescent qu’ils ont doté d’un smartphone dans l’espoir de le joindre à toute heure ne décroche pas quand on l’appelle, n’écoute pas davantage ses messages. Son téléphone sert à tout, sauf à téléphoner. D’ailleurs, ce ne sont plus leurs numéros que cette génération s’échange, mais leurs pseudos sur les réseaux sociaux.
Il y a dix ans déjà, la presse anglo-saxonne a décrit ce déclin des conversations téléphoniques, particulièrement chez les jeunes, jusqu’à la tranche des 30-35 ans. En 2016, The Guardian estimait qu’un quart des usagers n’utilisent jamais leur portable pour passer un coup de fil. Plusieurs études ont depuis montré, ces dernières années, une baisse du nombre d’appels. En Belgique, les moins de 24 ans téléphonent moins de 20 minutes par mois, selon Agoria, l’organisation patronale spécialisée dans l’industrie technologique.
En Belgique, les moins de 24 ans téléphonent moins de 20 minutes par mois.
Désuette, pour eux, la conversation téléphonique. Elle est remplacée par les applications de messageries instantanées liées à un réseau social, qui permettent d’envoyer des messages ludiques mêlant textes, images, vidéos –WhatsApp, Snapchat, Instagram… Ils lui préfèrent surtout les notes vocales, ces messages enregistrés à la volée.
Pourquoi ces jeunes sont-ils «accros» aux vocaux et paradoxalement évitent à tout prix le coup de fil? La technologie a sa part. Pour communiquer, ils disposent d’une multitude de formes de moyens plus riches et à moindre coût. Appeler semble de moins en moins indispensable pour joindre l’autre. La conversation téléphonique devient alors un geste intime réservé aux plus proches ou destinée à un cadre professionnel. Parce qu’intrusive aussi, presque violente avec cette sonnerie qui retentit n’importe où, n’importe quand. Contraignante, puisqu’elle impose une réponse immédiate et une attention exclusive. A leurs yeux, l’appel présente tous les défauts. Quand ils y consentent, c’est utilitaire («T’es où?») et bref.
«La communication se reporte sur des modèles asynchrones –vocaux, SMS, WhatsApp…– , où les interlocuteurs sont censés ne plus se déranger», explique Louise-Amélie Cougnon, responsable de recherche au Media Innovation & Intelligibility Lab, la plateforme technologique de l’UCLouvain. Alors qu’un message laissé en «vu» peut plonger son émetteur dans l’angoisse d’une attente qui, passée quelques heures, vire à l’affront, l’envoi d’un vocal est plus indulgent. Il faut pouvoir s’isoler afin de l’écouter, impossible de le lire discrètement sous la table. «L’envoyeur laisse une certaine liberté au récepteur. Il y a une forme de rationalisation du temps, une façon de résister à l’invasion communicationnelle, de garder une maîtrise.»
«La communication se reporte sur des modèles asynchrones, où les interlocuteurs sont censés ne plus se déranger.»
La chercheuse note aussi une différence cognitive: faire un audio oblige à organiser en amont l’information, à la synthétiser efficacement, de façon concise. Des codes implicites se sont ainsi peu à peu définis. Même si Messenger permet d’envoyer un vocal d’une demi-heure, la règle, c’est une minute maximum. Suivant cette norme, WhatsApp, Instagram, Messenger ou encore Snapchat ont ajouté la possibilité d’écouter les vocaux en accéléré. «C’est l’une des limites du système. Il ne faut pas imposer des messages trop longs à son interlocuteur, sinon ils génèrent de l’agacement en le forçant à nous écouter». Une exaspération qui peut pousser certains à ignorer la majorité des messages reçus. Si l’information à partager ne tient pas en une minute, alors vaut-il mieux la fractionner et prévenir son destinataire. L’inverse est aussi vrai: sur l’échelle des vocaux pénibles, celui d’une seconde et demie pour dire «ok».
Mais il y autre chose que les plus jeunes trouvent dans les notes vocales et pas dans les textos. «Elles répondent à un nouveau besoin de communication. Car ce qui a disparu avec les SMS, les messages écrits, c’est l’émotion», poursuit Louise-Amélie Cougnon. Grâce au vocal, il y a le ton, les rires, l’irritation ou les émotions que l’on peut difficilement transmettre à l’écrit, malgré la multitude d’émojis qui existent. «L’oral donne des messages perçus comme plus naturels, spontanés, vrais.» La voix permet par ailleurs de lever les ambiguïtés, les quiproquos. L’interlocuteur court ainsi moins de risque social. «On a tous l’expérience de ces quelques mots écrits ressentis comme agressifs. Mais le vocal est aussi plus efficace qu’un appel téléphonique. On n’est pas interrompu et on ne fait pas face à des vides qu’il faut combler et qui génèrent un malaise.»
A l’inverse d’un message écrit, un audio offre enfin un gain de temps –du moins, pour l’émetteur. Et la possibilité d’autres choses en même temps (se promener, sortir les poubelles, prendre le bus…). Grâce à leur simplicité, leur rapidité et leur instantanéité, les messages vocaux correspondent parfaitement au rythme de vie des jeunes, souvent en mouvement.
Pour certains, cependant, ils sont rédhibitoires, insupportables. Une pollution sonore dont ils refusent de s’accommoder. La pratique est en effet clivante. Chaque jour, partout, les «égoïstes sonores» partagent avec leurs congénères leurs messages vocaux, sans écouteurs et sur haut-parleur. «Ce qui alimente le conflit, c’est le déballage dans l’espace public, le rapport à l’intimité et le fait de prendre les autres à témoin», analyse Louise-Amélie Cougnon.
Pourquoi ce refus des écouteurs? Aucune étude n’a été jusqu’ici réalisée. Pour le sociologue Francis Jauréguiberry, interrogé sur le sujet dans Le Monde, «les utilisateurs sont physiquement présents mais branchés ailleurs». Conséquence: un manque d’«urbanité» ressenti par l’entourage. «Lorsque l’individualisme est fort, les intérêts privés passent avant ceux des autres. Jouir de son environnement en étant discret, c’est précieux, et ça s’apprend.»
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici