Annie Le Brun: «Le numérique a fait de l’image l’agent privilégié du capital» (entretien)
La Vitesse de l’ombre et L’Infini dans un contour sont parus à quelques mois d’intervalle. Depuis plusieurs années, chaque livre d’Annie Le Brun est guetté avec ardeur par une sorte de «secte» de lecteurs éclairés, jaloux de leurs prérogatives et qui rivalisent sur leurs années d’ancienneté de fréquentation de l’œuvre de l’autrice.
Annie Le Brun, l’une des penseuses majeures de notre époque, autant par la pluralité de ses sujets de prédilection (art, esthétique, politique) que par sa redoutable capacité à cerner l’air du temps, réunit à la fois les prestiges de l’érudition, de la critique rigoureuse et de l’engagement public. Le tout estampé par un style somptueux. Nul hasard, donc, de la voir impérialement trôner sur la liste des «23 penseuses pour 2023» établie par Philosophie magazine.
Nous en sommes arrivés à ce que, sous la pression d’un flux d’images continu, l’image tue l’imagination.
Poétesse surréaliste et intellectuelle engagée, Annie Le Brun ne rêve pourtant ni du «grand soir» ni de révolution. Son horizon est plus terre à terre mais ô combien ambitieux: pourfendeuse des misères de la vie courante, elle milite pour une insurrection lyrique et poétique. Ni communisme ni socialisme, encore moins libéralisme, cette spécialiste de Sade a toujours refusé de pactiser avec les grands «ismes» de son époque, témoignant d’une impassibilité de fer face aux séductions du radicalisme à la française. Disciple d’André Breton, père du surréalisme, l’écrivaine de 81 ans n’a jamais cessé de défendre les vertus subversives de l’imagination. Et de l’imagination aux images, la frontière est poreuse, comme en témoigne La Vitesse de l’ombre, où elle déplore le constat, solidement étayé, de la démultiplication des images, leur altération par l’intelligence artificielle ainsi que leur diffusion effrénée qui les a paradoxalement vidées de leur vertu émancipatrice.
Vous déplorez l’emprise du nombre sur les images. Qu’entendez-vous par là?
C’est désormais un fait avéré: une personne qui passerait quatre-vingts années de sa vie, sans dormir, à visionner Instagram ne pourrait voir que l’équivalent de ce que diffuse cette plateforme en sept minutes. Des milliards d’images numériques nous assaillent quotidiennement. A fortiori depuis que la mise en circulation du smartphone permet à quiconque de distribuer l’image au moment même où elle est produite. La conséquence en est que, de plus en plus interchangeables, les images existent moins par leur contenu que par le nombre de fois où elles sont visionnées. L’image ne montre plus, elle se montre. S’ensuit une véritable dictature de la visibilité que nous subissons sans en être vraiment conscients, dictature sans dictateur mais où l’œil et l’image ne sont plus liés que par le nombre. D’où ce déferlement qui nous condamne à vivre dans la première prison sans murs, la prison des innombrables images qui, chaque jour, se referment sur nos vies et tendent à s’y substituer.
Diriez-vous, comme Guy Debord dans La Société du spectacle, qu’entre le réel et nous s’est installé un mur infranchissable d’images nous faisant perdre le sens même de ce réel?
Absolument pas. Car tout a changé: avec le smartphone et les milliards d’images qu’il distribue, le nombre s’est installé au cœur de l’image jusqu’à faire de chacun de ses regardeurs à la fois un objet de profit et un objet de surveillance. La nouveauté est qu’en plus d’être devenue l’intarissable source de bénéfice rêvée par le capital, l’image s’impose en inégalable moyen de contrôle s’installant immédiatement et définitivement chez qui la regarde. Il faut se souvenir des scandales successifs liés à la découverte de la vente de données de Google et Facebook. Au point de se demander si l’actuel succès des théories de Debord n’est pas l’ersatz critique permettant de ne pas voir que, par le truchement de l’image, chacun est devenu l’agent de son propre asservissement et que nous habitons désormais un monde en train d’être généti- quement modifié par une image qui n’est plus que le camouflage d’un dispositif de surveillance exponentiel.
De fausses photos fabriquées à l’aide de Midjourney ont fait polémique. Dans quelle mesure l’intelligence artificielle peut-elle altérer ou modifier notre rapport aux images?
Il est intéressant qu’au printemps dernier, certains instigateurs et promoteurs de l’intelligence artificielle – dont Steve Wozniak, cofondateur d’Apple, ou Elon Musk, patron de X, entre autres – aient manifesté leur inquiétude dans une lettre ouverte. On pouvait y lire que «l’IA avancée pourrait représenter un changement profond dans l’histoire de la vie sur Terre», avec des risques réels «pour la société et l’humanité». On pourra s’étonner de ce soudain affolement des 1 123 signataires face à ce qu’ils ont contribué à faire exister. Pourtant, à les croire, la nouveauté du danger tiendrait à ce que certains développent déjà des systèmes d’IA «à un rythme irresponsable, qui les rend de plus en plus difficiles à contrôler». On se demande quelle catastrophe nous est ainsi annoncée, quand on ne sait que trop les ravages causés par toute image occupée à devenir virale, c’est-à-dire dont le nombre de vues s’emballe jusqu’à affoler les algorithmes, alors qu’aucun dispositif technique et encore moins juridique n’existe pour y remédier. Difficile d’imaginer à quel point cette multiplication illimitée de fausses images risque de déséquilibrer notre rapport au monde.
Distinguez-vous toutefois des aspects positifs de l’IA sur notre rapport aux images?
Sans doute y en a-t-il dans les domaines technique ou scientifique pour réaliser certaines modélisations ou simulations. Pour le reste, ce qu’on a déjà pu en voir dans le domaine des arts plastiques est catastrophique d’insignifiance et de laideur, quand cela ne relève pas d’une consternante monstruosité où se mêlent prétention et bêtise technologiques.
En quoi l’art peut-il être une arme salutaire dans cette «guerre des images»?
On se souvient qu’auparavant, particulièrement au XXe siècle, l’art a pu être une arme, sinon un recours contre l’inacceptable. Malheureusement, depuis la financiarisation de l’économie entre les années 1990 et 2000, le domaine artistique est devenu le premier champ de bataille de cette «guerre des images». En a résulté une collusion de la finance et de l’art dit «contemporain» avec pour effet d’amener chacun à devenir le spectateur hébété de la violence de l’argent.
Pouvez-vous préciser?
Cette collusion nous a tous fait participer au grand spectacle de la transformation de l’art en marchandise et de la marchandise en art. Le meilleur exemple est la place prépondérante accordée désormais aux industries du luxe et de la mode qui symbolisent cette sinistre hybridation. Un processus de racket inter- national qui ne cesse de s’intensifier et pourrait bien s’imposer comme le modèle de la contrefaçon caractéristique du XXIe siècle.
Dans quelle mesure le capitalisme, en tant que rapport social et système économique, altère-t-il notre rapport aux images?
Si, jusqu’à présent, le capital exploitait la surface et le sous-sol du monde, voilà que son projet d’une marchandisation de tout le conduit à s’attaquer à notre monde intérieur. D’où la guerre sans merci aujourd’hui menée contre ce que chacun de nous estime n’avoir pas de prix: désirs, rêves, sentiments… Pour réussir cette colonisation, la prise en otage de l’image par le monde numérique aura été décisive. C’est le point de départ de cette nouvelle économie du regard que Juri Armanda et moi avons analysée en 2021 dans l’essai Ceci tuera cela. Nous y montrons comment, à travers l’image, le monde numérique exploite la nouvelle source d’énergie aussi rentable qu’inépuisable que constitue notre regard. Autrement dit, comment le monde numérique est parvenu à faire de l’image l’agent privilégié du capital, à la fois comme formidable objet de profit et moyen de contrôle des plus fiables.
Vous avez beaucoup écrit sur l’influence du capitalisme sur notre rapport à l’art. En quoi altère-t-il l’art et le «marché de l’art»?
A cet égard, nul hasard au gigantisme caractéristique de l’art dit «contemporain», qui aujourd’hui occupe le devant de la scène au détriment de tout autre. Force est de constater que cet «art des vainqueurs pour les vainqueurs», comme l’a défini le critique Wolfgang Ullrich, présente le double avantage d’être complètement en phase avec la brutalité d’un système prêt à anéantir tout ce qui pourrait entraver son développement. Il en va de même pour la sidération qui en résulte et assure la suspension de toute pensée critique à l’encontre de ce totalitarisme marchand se prétendant sans alternative. Intimidation inédite contre laquelle nous sommes dramatiquement démunis. Surtout depuis que l’image est de plus en plus contrainte de nous trahir. Sans parler de la violence nouvelle que constitue la multiplication des expositions-immersions qui éventrent l’image pour y engloutir le spectateur.
Revenons à votre livre. Son titre est assez énigmatique: La Vitesse de l’ombre. Que cache cette formule?
A mesure que nous avancions dans notre analyse, déplorant à quelle fonction d’entremetteuse l’image était désormais réduite, Juri Armanda et moi nous demandions continuellement si des images étaient encore susceptibles d’échapper à cette nouvelle fatalité. Aussi, quand les éditions Flammarion m’ont proposé d’écrire quelque chose autour de l’image, j’ai d’abord hésité, puis j’y ai vu une occasion de tenter de répondre à ce questionnement. A y réfléchir me revinrent alors en mémoire quelques images qui, au fil du temps, m’avaient marquée par leur force d’énigme. A l’évidence, cette énigme leur permettait d’échapper à l’embrigadement de toutes les autres. Comme s’il leur fallait avant tout éviter de se laisser déposséder de leur secret, et de façon urgente. Comme s’il y avait une vitesse qui serait garante de leur liberté, c’est-à-dire de la part d’ombre dont elles étaient porteuses. D’où l’idée d’une «vitesse de l’ombre», telle une force susceptible d’empêcher que se referme l’horizon sans fin de nos rêves. Du moins, c’est le pari que je fis dans le sillage de treize de ces images, que j’ai vues se regrouper pour engendrer d’imprévisibles constellations.
Vous parlez aussi d’«images en fuite»…
Oui, car cette «vitesse de l’ombre» permettait à ces images d’échapper à la compression systématique, par laquelle le monde numérique parvient à réduire le visible à une masse de signes codés immédiatement exploitables par les algorithmes. C’est ce qui m’a amenée, sans vraiment m’en rendre compte, à découvrir, d’une constellation à l’autre, quelque chose comme la cartographie d’un ciel intérieur ou plutôt d’un espace accessible à tous mais où chacun pouvait voir quelque désir informulé apparaître d’entre les plus lointains mouvements du monde. Et cela, jusqu’à révéler, au sens photographique du terme, combien, par contraste, qu’il s’agisse de nos gestes ou de nos rêves, nous étions, désormais continuellement spoliés de l’espace où nous projeter. Comme si aujourd’hui la censure s’exerçait moins sur le contenu des images que sur l’espace de liberté qu’elles pouvaient nous ouvrir.
Vous accordez une attention particulière au regard dans certaines images que vous avez sélectionnées. Pourquoi? Et qu’entendez-vous par l’«économie du regard», pour laquelle vous regrettez le désintérêt aujourd’hui?
Rien n’a été délibéré dans l’étrange voyage dont ce livre est en quelque sorte le carnet de bord. J’ai même remarqué que ces images m’ont choisie plutôt que l’inverse. D’ailleurs, le fait qu’aucune d’elles n’ait eu pour moi une quelconque valeur affective ajoutait à leur énigme. Que six ou sept sur les treize se soient imposées à moi par la force du regard qui les emportaient à contre-courant de toutes les autres n’est sans doute pas un hasard. Peut-être est-ce une façon plus ou moins consciente de réagir contre les yeux sans regard de tous les systèmews de surveillance qui contrôlent l’espace et le temps de nos vies. En tout cas, c’était sûrement une façon de mettre l’accent sur ce que nous vole «l’économie du regard». Si je déplore en effet que les différentes critiques du numérique aient essentiellement porté sur la captation de l’attention, c’est parce qu’elles restent trop abstraites. Elles ne s’interrogent ni sur les moyens ni sur la façon dont se réalise cette captation d’attention. Par conséquent, elles font l’impasse sur le fait que la nouvelle forme de colonisation que nous subissons repose sur l’exploitation d’une image constamment instrumentalisée pour, à son tour, exploiter notre regard. De sorte que, ce faisant, ces critiques ne rendent nullement compte de la gravité de ce que nous sommes en train de vivre et qui se confond avec une inquiétante reconfiguration de notre perception.
Vous commentez longuement la formule «barricades mystérieuses» du regard. Pouvez-vous l’expliciter?
C’est assurément une des plus énigmatiques formulations de la langue française, ces mots qui font image mais sans que ce qu’ils évoquent renvoie à quelque image que ce soit. J’ai d’abord découvert cette expression en tant que titre d’une remarquable pièce pour clavecin de Rameau mais qui n’apporte aucune lumière sur son appellation. Intriguée, j’ai poursuivi l’investigation dans les dictionnaires, jusqu’à y trouver que dans le langage précieux du XVIIe siècle, cet accouplement verbal était censé désigner les cils de celle qu’on aimait. Pour ma part, j’ai préféré y voir une des belles évocations des regards qui nous importent.
Comment peut-on se forger sa propre «barricade mystérieuse»?
L’intérêt de votre question est de montrer que contrairement à ce qu’on dit, on peut se trouver des deux côtés de la barricade. C’est peut-être cela le fascinant mystère de ces «barricades mystérieuses». Tout s’y joue sur la singularité du regard, qui est à la fois rempart contre la banalité et ouverture sur l’infini.
Vous suggérez qu’il existe une relation intime et complémentaire entre les images et les mots. Laquelle?
Sans doute l’image nous atteint-elle avant les mots. C’est en ce sens qu’elle est déterminante de notre rapport au monde. C’est elle la première force de séduction qui nous relie à l’altérité, alors que les mots nous en tiennent à distance, avant de nous y ramener, de détours en détours, pour alors éclairer autrement ce qui nous est autre. Cette fascinante émulation entre les mots et les images nous est constitutive, les mots surgissant pour dire ce qui ne peut être montré et les images apparaissant pour donner forme à ce qui ne peut être dit. Que nous le voulions ou non, nous vivons de cet étrange jeu entre les mots et les images.
En quoi la saturation de l’espace médiatique par les images étouffe-t-elle l’utopie et l’imagination?
Il s’agit d’une lutte à mort menée contre tout ce dont il semblait jusqu’ici impossible d’extraire de la valeur, qu’il s’agisse du rêve, de la passion, de l’amour… mais avec, pour priorité, l’anéantissement de l’imagination toujours à la source de ce qui n’a pas de prix, pour reprendre le titre de l’essai de 2018 où j’ai souligné la nouveauté de cette situation. Nous en sommes en effet arrivés à ce que, sous la pression d’un flux d’images continu, l’image tue l’imagination. Tout se passant même comme si Internet, qui plus est doté des pouvoirs de l’intelligence artificielle, était en train de se substituer à notre espace imaginaire. Tant et si bien que le capital est désormais en mesure de réaliser son rêve jusqu’alors inconcevable d’un imaginaire où tout s’achète. Et c’est le trésor de gratuité avec lequel se confondait notre imagination hier encore qui nous est ainsi dérobé. Alors que je venais de terminer ce livre, l’été dernier, j’en étais arrivée à ce constat quand une amie me raconta avoir entendu un petit garçon marchant au soleil dire à sa mère: «Mon ombre me fait grandir.» Comme si ce petit nous rappelait ce que nous étions en train de perdre. Car ce monde ne cessait de nous dépouiller de notre ombre qui nous fait grandir. Il était grand temps de recouvrer cette immensité perdue, c’est-à-dire de ne pas oublier l’infini qui nous habite.
Vous êtes connue comme spécialiste du surréalisme. Dans quelle mesure «l’esprit du surréalisme» peut-il nous être salutaire à l’époque actuelle?
Je ne suis spécialiste de rien et encore moins du surréalisme. Mais j’ai connu Breton les trois dernières années de sa vie et participé à l’activité surréaliste jusqu’à sa suspension en 1969. Ce qui m’a attirée dans le surréalisme, c’est l’ampleur et la diversité des horizons qu’il a dévoilés. Ce qui vaut aussi pour les êtres plus différents les uns que les autres qui s’y sont retrouvés, ne fût-ce que pour un temps. Qu’y a-t-il de commun entre Duchamp et Miró, entre Breton et Man Ray, sinon la liberté d’être? En fait, la grandeur du surréalisme est d’avoir ouvert cet espace où la liberté des uns aura exalté la liberté des autres. C’est-à-dire exactement l’inverse de ce qui se passe aujourd’hui quand les réseaux sociaux rassemblent ce qui se ressemble, pour camoufler, moyennant profit, l’anéantissement systématique de tout espace commun. De là sans doute l’ampleur du malaise grandissant à percevoir plus ou moins inconsciemment ce que nous sommes en train de perdre. Tout porte à croire que c’est de la grande inactualité du surréalisme et de ses forêts d’éclairs dont nous aurions besoin. Mais j’ai bien peur que la prochaine célébration du centenaire du premier manifeste du surréalisme ne soit l’occasion de neutraliser son constant projet de «repassionner la vie». A chacun d’en décider.
(1) La Vitesse de l’ombre, par Annie Le Brun, Flammarion, 128 p.
(2) L’Infini dans un contour, par Annie Le Brun, Bouquins, 1312 p.
Bio express
1942
Naissance, à Rennes.
1963
Rencontre décisive avec André Breton, fondateur du surréalisme.
1968
Participe activement aux événements de Mai.
1977
Publie Lâchez tout, ouvrage polémique contre le néoféminisme et se fait connaître du grand public.
1986
Sort Soudain un bloc d’abîme, Sade, à la demande de Jean-Jacques Pauvert qui affronta la censure, trente ans durant, pour éditer l’œuvre de celui-ci.
2021
Copublie Ceci tuera cela. Image, regard et capital, avec Juri Armanda (Stock).
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