Pourquoi les couples se surveillent par géolocalisation : « Souvent, l’un des deux accepte à contrecœur » (analyse)
Les technologies numériques confrontent les couples à des outils précis de surveillance et de contrôle. La frontière avec la violence est ténue.
C’est un matin de mai. Claire se réveille, ouvre son téléphone et vérifie ses notifications. Quelques messages par-ci par-là. On attend 16°C à 18°C avec un ciel brumeux. Ne pas oublier de marcher dix mille pas. Une newsletter qu’elle n’a pas le temps de lire. Rien de spécial. Plus tard dans la journée, elle se rappelle d’une question qu’elle devait poser à un ami, un homme. Elle ouvre Instagram, glisse son doigt en haut à droite de l’écran pour ouvrir ses messages. «Et là, plus rien. La conversation a disparu.» Claire pense d’abord à un bug, rafraîchit l’écran, rallume son portable. Constatant la persistance de cette disparition, elle envoie un nouveau message à son ami. Et comprend rapidement.
La géolocalisation non consentie n’est pas une infidélité mais un coup de canif dans le contrat.
Quelques mois plus tôt, au début de son couple, son partenaire avait insisté pour s’échanger leurs codes de téléphone. «Une garantie, raconte-t-elle, parce qu’il avait été trompé par sa précédente copine et voulait créer une transparence.» Claire avait cédé, se rassurant par l’idée d’échange mutuel. «On avait aussi activé nos localisations pour se les partager.» Au cas où quelque chose arriverait. Vite, elle commence à recevoir d’étranges messages venant de son partenaire. Des «où tu vas?» ou «pourquoi tu n’es pas à la maison?».
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Pourquoi les couples partagent leur position
Il existe des situations où l’échange d’une information aussi intime que la géolocalisation s’avère utile. Souvent hors du couple. «Quand je vais à un date, je partage ma position sur WhatsApp avec ma colocataire. Pour des raisons de sécurité. Comme ça, elle sait où je suis s’il arrive quelque chose», détaille Marta. Ici, surveiller rime avec protéger. De son côté, Simon invoque un argument de commodité: «Pour moi, c’est surtout lorsque je rejoins mes amis dans une foule ou un parc. Au lieu de s’appeler, on active le partage de localisation.» Plus facile de se retrouver entre points mouvants sur une carte que de décrire avec précision le décor aux alentours. Le «je suis à côté du gros arbre vert» se mue, grâce aux nouvelles technologies, en un «attends, je te partage ma position». Même avec cela, «on continue à avoir du mal à se retrouver parce que ça bugge une fois sur deux», renchérit Simon en riant.
Mais la ligne entre l’utilisation normale d’un outil numérique et sa pratique abusive est fine. Pour Florian, l’impulsion est venue de ses parents. «A un repas de famille, ils m’ont expliqué qu’ils partageaient leur localisation en continu, grâce à une application que je ne connaissais pas.» Ça les aide à prévoir le moment de mettre la table quand l’autre rentre du travail. Ils évoquent aussi un élément de prévention, un «on ne sait jamais ce qu’il peut arriver». Sa sœur accepte de jouer le jeu, mais pas Florian. «Je trouvais ça dérangeant. Je n’ai pas envie qu’on sache où je suis le samedi à 3 heures du matin.» Selon lui, ce partage renforce l’anxiété de sa famille.
Souvent, l’un des deux accepte à contrecœur. Parce qu’il y a eu une infidélité et qu’il veut se racheter.
«Céder n’est pas consentir»
Le témoignage de Claire traverse cette frontière, celle de l’abus, de la violence. Son partenaire la surveille pour la contrôler. Se pose ici la question de l’accord. Parle-t-on réellement de consentement? Les mots ont toute leur importance. Dans une étude parue en 2020, Marion Tillous, maîtresse de conférences en géographie et études de genre à l’université Paris 8, observe que les personnes qui acceptent que leur partenaire les géolocalise cèdent mais ne consentent pas et ce, «généralement pour calmer la jalousie de leur partenaire».
Valentine Van Ryckeghem, sexologue, pose le même constat. «Bien sûr, il arrive que les deux partenaires soient d’accord. Mais je remarque que, souvent, l’un des deux accepte à contrecœur. Par exemple parce qu’il y a eu une infidélité et que la personne veut se racheter, payer sa peine. Reste la troisième possibilité: être espionné sans être au courant.»
Une recherche, menée en 2019 par l’université du Québec à Montréal, conclut que le taux d’accord est très faible chez les adolescents. La surveillance et le contrôle numérique par la géolocalisation ou l’échange de codes deviennent alors de la cyberviolence: utiliser les technologies numériques pour surveiller, contrôler, harceler ou faire pression sur un partenaire ou un ex. Avec différents degrés, d’un regard volé au-dessus de l’épaule à l’installation de logiciels espions.
«Une blessure dans l’estime de soi»
Selon Valentine Van Ryckeghem, le smartphone est devenu le jardin secret des temps modernes. «Qui n’est pas contre le ou la partenaire, mais est une zone secrète indispensable. Où l’autre n’est pas forcément évité, mais pas spécialement invité non plus. S’y immiscer est une forme de violence quotidienne, trop souvent banalisée.»
Mais pourquoi tant de besoin de contrôle? Les couples consentants répondent souvent par l’aspect sécuritaire. Et s’il t’arrivait quelque chose lors d’une balade à vélo? Et si tu étais victime d’un accident de voiture, toi qui es si souvent sur la route? Et si tu faisais une mauvaise rencontre? Et si? Et si? Puis la géolocalisation devient un moyen de savoir à quelle heure servir le dîner. «Avant, les gens s’appelaient. Ils parlaient, constate Valentine Van Ryckeghem. Je ne suis pas sûre que l’aspect pratique soit toujours la vraie première raison. Peut-être cache-t-il la peur de l’insécurité.»
Pour la sexologue, la mise en place de stratégies de surveillance peut s’expliquer par «une blessure dans l’estime de soi». Ou par des séquelles de «blessures d’abandon»: soit le sentiment, réel ou projeté, d’avoir été délaissé. «Donc, à chaque fois que l’autre prend un peu de distance, cette blessure se réveille.» C’est pire en cas d’infidélité, cette «attaque narcissique à l’autre» qui détruit l’estime de soi. «La géolocalisation non consentie n’est pas une infidélité au sens classique du terme, c’est aussi un coup de canif dans le contrat.»
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Couples, cellules exclusives
A cela s’ajoute sans doute une pointe d’addiction. La «satisfaction d’un besoin immédiat», souligne Valentine Van Ryckeghem. Où est-il? Que fait-elle? La réponse se trouve alors sans délai à portée d’écran. Ce besoin de «posséder» l’autre, jusque dans ses moindres trajets, est aussi le reflet de l’idéal dominant des relations amoureuses, celui de l’amour romantique exclusif, de la quête de l’âme sœur, selon Leila Fery sociologue à l’Atelier genre(s) et sexualité(s) de l’ULB.
La chercheuse s’intéresse à l’organisation des couples, principalement hétérosexuels. Elle explique que l’idéal amoureux romantique, la forme d’organisation du couple la plus répandue, comprend en lui les racines de cette domination. Elle précise: «Il est basé sur une forme de complémentarité, de permanence et d’une unique personne à trouver sur Terre. Une âme sœur. C’est un idéal hérité du XIXe siècle, remis en question depuis quelques dizaines d’années par les études féministes.»
Dans ce modèle hégémonique flotte une conception mononormative du couple. C’est-à-dire la pensée selon laquelle une relation est composée de deux personnes. «Cela va de pair avec l’idée différencialiste des sexes, où un homme est un homme et une femme une femme. Et les deux doivent s’associer, avoir la volonté d’être ensemble et de s’investir totalement dans cette union», avance Leila Fery. Le couple devient l’instance de socialisation la plus importante dans la vie, à laquelle on consacre tout son temps, son argent et son énergie. «Dans notre société, on met en avant l’idée que le couple est une relation qui prédomine sur les autres, contrairement aux amitiés, et d’autres types de relations amoureuses», poursuit-elle.
Un contrôle dans les couples qui s’explique par le patriarcat ?
En outre, le couple est construit sur des inégalités et des stéréotypes de genre. Les hommes sont encouragés à posséder les femmes, à séduire et avoir de multiples partenaires. Les femmes, elles, sont socialisées et éduquées à prendre soin de l’autre, du partenaire et de l’habitation. A devoir être tournées exclusivement vers lui. Cette vision patriarcale des relations sentimentales comprend la construction du contrôle, parce qu’elle est basée sur des rôles genrés inégaux. Aussi, parce que de l’investissement total dans l’autre peuvent naître une certaine peur de l’abandon et le stress d’avoir fait tout cela pour rien.
Leila Fery va plus loin: «L’idée qu’une femme aille voir ailleurs entraîne la mise en compétition de deux masculinités. Ça peut être potentiellement compris comme l’autre est mieux, plus viril.» Lorsque certains hommes soupçonnent que leur partenaire entretient d’autres relations, ont d’autres centres d’intérêt ou amitiés, ils y voient moins d’attention portée à leur égard. «Ce qui pourrait expliquer une forme de jalousie et d’insécurité, de peur de l’abandon, de la solitude, d’être laissé pour compte sur le marché amoureux.»
Cependant, si certaines études affirment que les femmes seraient le plus souvent victimes de cette «surveillolence», dans son cabinet, Valentine Van Ryckeghem constate plutôt l’inverse: cette immixtion dans cette bulle numérique est, au sein de sa patientèle, le plus souvent initiée par elles. Surtout après une infidélité. «Mais est-ce vraiment le meilleur moyen de s’en remettre?» Se géolocaliser serait parfois plus facile que de se parler. Tant pis pour cette «zone secrète». «Il y a cette phrase que j’adore: “Aimer, c’est prendre soin de la solitude de l’autre. Sans jamais prétendre la combler ni même la connaître.”»
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