Agressions, menaces, harcèlement… La directrice du Refuge pour femmes de La Louvière accusée de violences (enquête)
Agressions verbales, favoritisme, menaces… Un audit a révélé des dysfonctionnements au sein de l’asbl. Sa directrice, mise en cause, assure avoir compris le message. Et changé.
Si c’était un bulletin, il serait consternant. Le rapport dressé par Cohezio, le service externe de prévention de protection au travail, à propos de l’asbl Solidarité Femmes et Refuge pour femmes battues, à La Louvière, y pointe en effet de nombreux dysfonctionnements générateurs de risques psychosociaux pour le personnel. Il met aussi en exergue la gestion de la directrice, dictée par les émotions, et son comportement qualifié de «violent» et de «colérique». Un constat glaçant, dans un lieu conçu pour accueillir des femmes déjà victimes de violences au sein de leur foyer. Or, les témoignages récoltés donnent à penser que ce management de la peur ne se limite pas au personnel… Rétroactes.
« Si vous n’êtes pas dans son camp, vous êtes contre elle. C’est comme une secte. »
A l’automne 2021, alertée par les accusations de violences formulées par une assistante sociale démissionnaire et personnellement mise en cause, la direction demande à Cohezio d’effectuer un audit au sein de l’asbl. Au même moment, la présidente du conseil d’administration, Christiane Rigomont, demande à la directrice, Josiane Coruzzi, de remettre sa démission: elle ne la juge plus à sa place au vu de ces informations. Cette demande se muera en passage à mi-temps, à terme, pour la directrice, qui travaillera avec une codirectrice.
Quelle doit être la démarche de Cohezio? «Vérifier, selon la définition, s’il existe ou non une probabilité qu’un ou des travailleurs subissent un dommage psychique et/ou physique du fait de leurs conditions de travail au sens large, conditions sur lesquelles l’employeur a un impact et qui comportent objectivement un danger.» Six mois plus tard, entre le 22 et le 25 avril 2022, deux conseillers de Cohezio mènent des entretiens individuels et anonymisés avec les 25 membres du personnel et la directrice de l’asbl. Leur rapport final, dont nous avons pris connaissance, est bouclé en juillet.
Ce document de 21 pages relève, entre autres, des relations très tendues entre le personnel et la directrice Josiane Coruzzi, qui occupe le poste depuis 2006. Sont ainsi explicitement cités: son comportement infantilisant, son caractère très colérique, voire violent, les traitements différents qu’elle réserve aux membres du personnel, avec des privilèges qu’elle accorde à certains et pas à d’autres, une absence de prise de recul, un hyper-contrôle. «Plusieurs travailleurs mettent en évidence le paradoxe selon lequel la violence serait vécue dans une institution destinée à prévenir la violence», remarquent les conseillers de Cohezio.
Isomorphisme
«On se retrouvait bien dans une situation d’isomorphisme, confirme un ancien membre du personnel. On vivait régulièrement des situations de violence dans l’équipe, avec des dominants et des dominés. Exactement comme ce que vivaient les femmes que le refuge héberge.» A l’instar d’autres membres du personnel rencontrés, ce témoin évoque des faits de harcèlement, des menaces de licenciement, de la rétention d’informations, des réunions organisées sans les travailleurs concernés et volontairement écartés, jusqu’à l’absence délibérée de salutation en début de journée. «Il arrive souvent à la directrice de hurler en s’approchant tout près de votre visage pour vous intimider», détaille une autre. «Si vous n’êtes pas dans son camp, vous êtes contre elle. C’est comme une secte, embraie un troisième. Pleurer devant elle revient à signer son arrêt de mort.»
Des propos corroborés par l’analyse de Cohezio, qui souligne le rôle joué dans ces dysfonctionnements par Josiane Coruzzi, une personnalité médiatisée, connue et reconnue, y compris à l’international, pour son expertise en matière de violences envers les femmes. «Ses modes de management ont contribué au développement d’une situation de mal-être chez un nombre significatif de membres du personnel. Il nous semble dès lors indispensable qu’elle puisse mettre en place ses équipes en faisant davantage place à la constance, la rationalité, la retenue et le respect en toutes circonstances.»
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Plusieurs sources évoquent un même mode de communication violent à l’égard des femmes hébergées – une trentaine actuellement. «La directrice insulte son personnel mais aussi les femmes hébergées, témoigne un ancien employé. Il lui arrive de hurler sur certaines, de souhaiter qu’elles “dégagent” au plus vite, de se plaindre de telle ou telle qui lui “casse les couilles”.» Parmi le personnel, plusieurs se demandent comment l’asbl, où la sérénité devrait être garantie, peut continuer à être dirigée par Josiane Coruzzi. «Elle se sert de ses contacts avec les politiques pour nous intimider, en nous disant que si on parle, personne ne nous croira», glisse un témoin.
Interrogée sur le contenu de l’audit, Josiane Coruzzi bat sa coulpe. «Je ne m’attendais pas à l’image qu’il restitue de moi, avoue-t-elle. Mais j’y adhère. Je suis, certes, impatiente, directe et franche, mais je n’avais pas le sentiment d’être violente. Devant ce constat, je devais évidemment penser à faire un travail sur moi, que j’ai entrepris.» Depuis, Josiane Coruzzi affirme avoir suivi une formation en communication non violente et un coaching spécialisé pour les directions. «A force d’être sur tous les fronts et d’assumer des missions à l’extérieur, j’ai sans doute désinvesti la gestion intérieure de la maison, y compris à l’égard de l’équipe. Et je n’ai pas pris la mesure de ce qui se passait», avance-t-elle.
« Elle se sert de ses contacts avec les politiques pour nous intimider ».
Aujourd’hui, la directrice assure que son mode de communication a changé. Que «ça va mieux. Mais vous n’êtes pas obligée de me croire». Et que, si elle peut admettre une cote de 5/10 pour sa gestion d’équipe, le reste de son travail n’est pas nul.
Plainte pour harcèlement
L’enquête du Vif donne pourtant à penser que la situation n’est (toujours) pas rose au Refuge pour femmes de La Louvière: l’audit et ses suites n’auraient donc pas tout arrangé. «Les faits de harcèlement se produisent toujours», assure une voix. Une plainte pour harcèlement a d’ailleurs été déposée en janvier dernier contre Josiane Coruzzi. «Il y a chez elle une volonté de tout contrôler et de tout s’approprier, confirme une responsable politique. J’ai rarement rencontré ce type de comportement dans les milieux féministes.»
Le lancement de l’audit semblait avoir temporairement apaisé les choses: «De nombreux travailleurs ont mentionné que les comportements et attitudes de la directrice se montraient plus respectueux depuis l’annonce de la présente analyse», peut-on lire dans le rapport.
Ce dernier relève aussi d’importants clivages au sein du personnel, alimentés notamment par des «chasses gardées», un hyperconflit permanent et une répartition floue des tâches et des rôles dans l’asbl. Auxquels s’ajoutent des désaccords de fond et croissants entre la présidente du conseil d’administration, par ailleurs fondatrice de l’asbl, et la directrice, qui qualifie pourtant de «quasi filiale» la relation qu’elle a longtemps entretenue avec la première.
Interrogés par Cohezio sur leur indice de bien-être psychosocial au travail, 67% des membres du personnel évoquent un score compris entre 4 et 7 sur 10 et 33%, un score compris entre 8 et 10. «Cela ne doit minimiser ni les formes de souffrance au travail exprimées et détectées ni l’importance des facteurs de risque observés. Un état de souffrance important semblait effectivement très présent il y a peu», relate le rapport. Les conseillers de Cohezio n’ont toutefois aucun pouvoir contraignant sur les structures qu’ils analysent, ni sur leur direction. Ils formulent des recommandations que les employeurs suivent ou non. «Nous n’avons pas le droit de contrôler si les mesures proposées sont mises en application, souligne la porte-parole, Fabienne Defrance. Si nécessaire, après notre intervention, on peut toujours saisir le contrôle du bien-être.»
Parmi les recommandations figure la communication des résultats de l’audit au personnel de Solidarité Femmes. Celle-ci a été faite sous forme de synthèse, le 4 août 2022, dans un courrier postal adressé à tous les employés. Le comportement agressif de la direction y est explicitement mentionné. La réunion qui devait permettre d’en débattre n’a jamais eu lieu en raison des circonstances qui ont suivi (lire ci-après).
Du côté de la Région wallonne, qui subsidie l’asbl à hauteur d’environ 1,3 million d’euros par an, on explique ne pas disposer de beaucoup de leviers d’action. «Nous ne pouvons que contrôler les conditions d’agrément, confirme Isabelle Bartholomé, attachée à la direction de l’Action sociale. Nous pouvons suggérer certaines améliorations mais elles sont non contraignantes.» Seule arme possible: le retrait de l’agrément. «Ce qui ne serait sans doute pas une bonne chose vu les conséquences que cela aurait sur le personnel et les femmes hébergées», dit-on à l’administration. La Louvière abrite en effet l’un des rares refuges pour femmes battues dont dispose la Wallonie. La Région wallonne pourrait aussi réclamer la tenue d’un audit financier externe. Une mission d’inspection, habituelle, a d’ailleurs eu lieu ce 23 mars.
Coup de balai au conseil du Refuge pour femmes de La Louvière
Le 10 janvier dernier, une assemblée générale extraordinaire est convoquée par une partie de ses membres pour faire le point sur le recrutement de la nouvelle codirectrice, revenir sur le conflit qui oppose la directrice et la présidente et réexaminer la composition du conseil d’administration. La présidente de l’asbl, Christiane Rigomont, est de fait révoquée, ainsi que trois autres administrateurs, membres de sa famille. Ils sont remplacés sur le champ par cinq nouvelles administratrices, dont les deux commissaires aux comptes – qui ne peuvent légalement y siéger. «Il s’agit d’un conseil provisoire, mis sur pied dans l’urgence pour échapper à la vacance du pouvoir», justifie la directrice. Sa composition sera revue dans les prochains mois et le problème des commissaires aux comptes résolu.» Deux autres administratrices conservent leur poste, dont Josiane Coruzzi.
« Je ne m’attendais pas à l’image que restitue de moi l’audit. Mais j’y adhère.» Josiane Coruzzi
La dizaine de candidates, issues de plusieurs formations politiques, qui avaient été approchées par la présidente de l’asbl pour intégrer l’assemblée générale, n’y ont pas été admises. Le prescrit légal n’avait pas été respecté. Le jour dit, une grande partie de ces candidates ont dès lors attendu près de deux heures dans une pièce, sans informations ni verre d’eau. «Nous avons été très mal accueillies et nous avons perdu notre temps, confirme l’une d’entre elles. Il n’y avait aucune envie de renouveler l’assemblée générale à ce moment-là.» «Cette AG, très tendue, avait clairement pour but de renverser la présidente», témoigne une autre source présente lors de l’événement.
Un courriel de regrets et d’explications envoyé à ces candidates le 12 janvier dernier par l’assemblée générale de Solidarité Femmes avance une autre raison à ce refus. «Il s’agissait d’éviter de mettre de nouveaux membres effectifs devant une situation interne hautement compliquée.» Ce même courrier proposait aux candidates d’entrer à l’assemblée générale en tant que membres adhérentes, sans droit de vote, un statut qui n’existait pas jusque-là. L’écrasante majorité des candidates a refusé.
«Nous nous étions mobilisées pour apporter, humblement, notre petite pierre à l’édifice et à la cause qui, nous semblait-il, avait tant besoin d’être soutenue, expliquent-elles dans un courrier envoyé à la direction de Solidarité Femmes, le 31 janvier. Le peu d’ouverture, de respect, d’empathie et d’accueil dont vous avez fait preuve à notre égard, nous a sidérées. […] C’est avec tristesse que nous vous informons que nous ne souhaitons plus nous investir au sein de votre asbl, que ce soit comme membre adhérent ou membre effectif.»
Depuis lors, Josiane Coruzzi cumule les rôles d’administratrice, de directrice et de secrétaire du conseil d’administration. Une nouvelle codirectrice devrait entrer en fonction au plus tard en juin prochain, la déchargeant d’un mi-temps de travail et de la gestion de l’équipe. Interrogée sur le fait de savoir s’il n’était pas paradoxal que ce lieu prévu pour mettre des femmes à l’abri des violences soit lui même violent, elle répond juste: «Bien sûr, si vous posez la question comme ça…»
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