Ados accros à la muscu et aux protéines : « Les risques sont nombreux »
La prise de masse musculaire rencontre un succès croissant chez les jeunes, dopé par les réseaux sociaux. Un atout pour la confiance en soi, mais pas toujours sans risques.
Au printemps dernier, Netflix déroulait le tapis rouge à Arnold Schwarzenegger avec une série, Fubar, et un documentaire retraçant sa carrière. La légende austro- américaine du bodybuidling est en effet plus que jamais au centre de la hype. Sur les réseaux, les culturistes sont devenus des superstars. Et les nouveaux héros d’une partie de la jeunesse s’appellent Chris Bumstead, Noel Deyzel, Alex Eubank, David Laid ou encore, côté francophone, Tibo InShape. Ce dernier, Toulousain de 31 ans, séduit 9,5 millions d’abonnés sur TikTok. En parallèle, il a lancé sa propre marque de vêtements de sport et de nutrition. «J’ai commencé la musculation en juillet 2022, raconte Romain, 17 ans. Je voyais passer beaucoup de vidéos sur les réseaux sociaux. J’étais encore très fin à ce moment-là et je ne faisais plus vraiment de sport. J’étais intéressé par le dépassement de soi et par la flexibilité de la discipline. Les autres sports, je ne pouvais pas y aller quand je voulais.»
En près d’un an, à raison de trois à quatre séances par semaine, l’adolescent est passé de 50 à 61 kilos. Il vise les 70 kilos et se donne une année de plus pour y arriver. «Etre plus large, plus musclé, plus sec, c’est toujours plus agréable à voir, sourit-il. Presque tous mes amis s’y sont mis. Je pense que le sujet intéresse les ados parce que beaucoup ne sont pas forcément à l’aise dans leur corps et essaient de changer ça grâce à la salle.»
Le prix de la musculation low cost
La salle. C’est là où ça se passe. «J’ai commencé chez moi, mais on se rend vite compte que pour obtenir des résultats, il faut aller dans une salle ou au moins faire du street workout – les installations dans des parcs, poursuit Romain. Au départ, j’avais acheté des haltères de cinq kilos pour m’entraîner à la maison. Assez vite, ça n’a plus servi à rien. Aujourd’hui, pour le curl – l’exercice classique de flexion des biceps – , j’utilise des haltères de 12 ou de 14 kilos. J’avais consulté des sites pour acheter des haltères réglables avec différents poids, mais c’est vite très cher. Un abonnement à la salle est plus intéressant.»
Même constat pour Noam, 15 ans. Après avoir débuté à la maison, il s’est vite retrouvé confronté à «une limite de matériel». Il fréquente désormais une salle quatre à cinq fois par semaine avec Timéo, 16 ans. Noam, Timéo et Romain sont tous abonnés chez Basic-Fit, le leader du fitness en Europe. Leur abonnement basique «comfort» leur coûte 25 euros par mois, valable dans les 220 clubs belges, dont 140 sont ouverts 24 heures sur 24 et sept jours sur sept. En avril 2023, Basic-Fit, fondée aux Pays-Bas en 1984, comptait 3,6 millions de membres – 37% de plus qu’en 2022 – répartis dans 1 268 clubs en Europe, pour un chiffre d’affaires de 245 millions d’euros (+ 51%). Ralentie par le Covid, la chaîne a redémarré en flèche, notamment grâce aux inscriptions des moins de 18 ans.
« Pas besoin de poudre, on trouve tout ce qui est nécessaire dans une alimentation équilibrée, saine et savoureuse »
Serge Pieters, diététicien nutritionniste du sport
«En salle, on se débrouille seuls, confient Timéo et Noam. On regarde des vidéos de bodybuildeurs dans lesquelles ils montrent comment faire les exercices. Ils donnent souvent de bons conseils.» Une «débrouille» qui a le don d’irriter Serge Pieters, diététicien nutritionniste du sport, mais aussi ancien sportif de haut niveau. «Dans n’importe quel sport, vous avez toujours un moniteur pour contrôler la qualité de l’exercice. Dans ces salles très accessibles financièrement, le matériel est bon mais on ne dispense pas de suivi systématique. Certes, des préparateurs physiques sont présents, mais si vous ne les payez pas, ils ne s’occupent pas de vous, même si vous faites mal un exercice. Les risques de blessures articulaires, musculaires, ligamentaires sont nombreux. Or, on y voit souvent des jeunes venir en groupe après l’école et c’est la compétition à qui soulèvera le plus.»
En douceur
«Ce qu’il faut éviter, chez les adolescents, c’est l’utilisation de gros poids, avertit Marie Hechtermans, médecin du sport au Centre médical Jourdan à Etterbeek et chez Kine Sport Brussels. Je déconseille les grosses barres tant que la croissance complète n’est pas terminée, c’est-à-dire entre 22 et 25 ans. Une croyance assez fréquente suppose que si l’on porte de lourds poids, on prendra de la masse, or ce n’est pas forcément vrai. Il faut plutôt favoriser des poids plus faibles, avec un plus grand nombre de répétitions. Pour être bien dessiné, il n’est pas forcément intéressant de faire des squats en portant deux fois le poids de son corps, ça ne fonctionne pas. Il suffit de regarder les haltérophiles et les power-lifteurs pour s’en rendre compte: ce n’est pas ce type de physique que les gens qui vont en salle recherchent.»
La médecin conseille aux ados, comme aux adultes débutants d’ailleurs, d’y aller progressivement. «Pour éviter de traumatiser les cartilages de croissance, qui sont la zone de fragilité chez l’enfant et l’adolescent dans le système locomoteur. On appelle ça des ostéochondroses. On entend parfois parler de la maladie d’Osgood-Schlatter, au niveau du genou, ou de la maladie de Sever, au niveau du talon: ces décollements du cartilage de croissance peuvent avoir des conséquences à long terme s’ils ne sont pas bien traités. Comme toujours dans la pratique du sport, si ça fait mal, il faut arrêter.»
Selon Marie Hechtermans, la pratique de la musculation peut s’envisager de façon douce à partir de 13 ou 14 ans. «En commençant par apprendre les mouvements correctement», précise-t-elle. A défaut de travailler avec un personal trainer, la médecin conseille les cours de CrossFit encadrés ou de la musculation au poids du corps voire des exercices de callisthénie à faire sur les installations extérieures. «C’est nettement moins traumatique et ce sera intéressant dans le développement psychomoteur et neuromoteur. On apprend à faire des mouvements extrêmement complexes, comme les tractions, par exemple, qu’on pourra utiliser plus tard pour développer une masse musculaire de façon efficace.»
La poudre en question
Dans ses consultations de diététicien nutritionniste du sport, Serge Pieters reçoit régulièrement des mamans inquiètes, accompagnées par leur fils, débutant en musculation. «J’en rencontre presque toutes les semaines: en face de moi, j’ai la maman d’un côté, le jeune de l’autre et un grand pot de poudre hyperprotéinée entre les deux. La mère veut savoir si c’est dangereux et l’ado minimise.» Il doit alors démonter un discours très répandu sur les apports en calories et en protéines pour les candidats à la prise de masse musculaire…
« Dès qu’on fait du sport, on a des besoins accrus en protéines »
Olivier, passionné de musculation depuis l’adolescence
«Sans un changement d’alimentation, ce ne sera pas de la prise de masse mais de la prise de muscle légère, avance ainsi Amir, gérant d’une salle Basic-Fit, coach à domicile et adepte de la musculation depuis l’âge de 20 ans. Souvent, l’alimentation ne permet pas d’avoir les calories et les protéines suffisantes. Il faudrait manger un poulet entier, ou deux, tous les jours. Les protéines, c’est du lait concentré, ça aide.» «Dès qu’on fait du sport, on a des besoins accrus en protéines, déclare de son côté Olivier, passionné de musculation depuis l’adolescence (il est passé de 60 à 102 kilos en quelques années) et gérant d’une FitnessBoutique à Saint-Gilles. Avec ces poudres, c’est le côté pratique qui est intéressant, comparé à manger du blanc de poulet plusieurs fois par jour.»
La prise de compléments en protéines est notamment défendue sur les réseaux par Tibo InShape qui a développé sa propre gamme de compléments alimentaires. Dans la boutique d’Olivier, on retrouve notamment ses paquets d’un kilo de «whey protein» (lire l’encadré), goût chocolat, cookie, vanille ou framboise. Prix du sachet: 40 euros. «Un kilo équivaut à 33 portions, de quoi tenir un mois si on en prend une fois par jour, précise Olivier. On prend ça avec ce qu’on veut: eau, lait, lait d’amande, dans les flocons d’avoine le matin…».
L’alimentation, suffisante pour un régime protéiné ?
«On peut avoir une alimentation suffisamment riche en protéines sans compléments, martèle de son côté Serge Pieters. Je suis pour la philosophie “Food First Approach”. Dans le comité olympique international, nous avons validé une approche où l’on trouve tout ce qui est nécessaire d’abord dans une alimentation équilibrée, saine et savoureuse.» Mais quels sont les besoins exacts en protéines? «Le Conseil supérieur de la santé recommande 0,83 gramme de protéines par kilo de poids corporel par jour, détaille le spécialiste. Avec cette quantité, un sportif de force n’arrivera pas à produire de la masse musculaire, même avec le meilleur programme de musculation. Il faut monter à 1,6 ou 1,8 gramme. Mais sauf si on se dope, au-delà de 2,4 grammes, il n’y a plus d’augmentation de la synthèse musculaire. Ces protéines se transformeront alors en énergie, en glucose, en graisse, ce qui n’est pas recommandé. De plus, ça augmente les déchets azotés, ce qui implique un travail complémentaire du foie et des reins.»
Selon le diététicien nutritionniste, le Belge, gros mangeur de viande, aurait déjà par défaut quasi une alimentation de bodybuilder. «L’idée est aussi de varier, de ne pas manger que de la viande, souligne-t-il. Dans les années 1970 et 1980, ceux qui participaient aux concours de musculation mangeaient des kilos de viande grasse, qui élevaient leur taux de cholestérol. Ils développaient des maladies cardiovasculaires. Aujourd’hui, une alimentation intelligente combinera les protéines animales (viande, poisson, œufs, produits laitiers ; 100 grammes de skyr, c’est 10 grammes de protéines) et les protéines végétales (tofu, quorn, tempeh, seitan, pois chiches, lentilles, haricots…).»
Serge Pieters attire aussi l’attention de ceux qui, comme Romain, achètent leur whey ou leur mass gainer sur Internet: «Pour de nombreux produits vendus en ligne, on n’a aucune certitude de qualité. Il y a eu des fraudes, comme l’ajout de mélamine, qui améliore le dosage de protéines dans le produit mais est très dangereuse pour les reins. Il existe également tous les risques de produits dopants. Il faut rester vigilant.»
Dernier clou planté dans le cercueil de la whey par Serge Pieters: la production hormonale. «N’importe quel adolescent qui commence à faire de la musculation à partir de 15 ans prendra plus de masse musculaire que n’importe qui, car sa production hormonale de testostérone, déterminante dans la synthèse musculaire, est très importante. Les poudres ne feront que jouer sur quelque chose qui, finalement, est déjà naturellement en lui.»
La whey, un petit-lait pas si inoffensif
Le mot s’affiche dans toutes les boutiques de compléments alimentaires: whey, terme anglais pour «petit-lait» ou «lactosérum». Ce liquide jaune pâle est produit lors de la fabrication du fromage, au moment de la coagulation. Encombrant et polluant pour les nappes phréatiques, ce sous-produit de l’industrie laitière a changé de statut lorsqu’on a compris que les protéines de bonne qualité qu’il contenait pourraient ravir les sportifs désireux de développer leur masse musculaire.
Le marché des protéines de lactosérum se décline en plusieurs segments: concentré (whey concentrate), isolat (whey isolate), dont on a retiré quasiment toutes les graisses et le lactose, et hydrolysat (protein hydrolysate). Dans cette dernière catégorie, le petit-lait a été hydrolisé: une réaction chimique «pour qu’il soit encore mieux toléré, précise le diététicien nutritionniste du sport Serge Pieters. Il s’agit d’un processus d’ultratransformation. Or, l’ultratransformation est de plus en plus dénoncée et des études commencent à démontrer ses effets dans l’apparition du diabète et des problèmes cardio-vasculaires.»
Et les filles dans tout ça?
Si, chez les garçons, la prise de masse musculaire concerne l’ensemble du corps, chez les filles, les envies d’augmentation de volume se concentrent sur une zone précise: les fessiers. Symbole de fécondité depuis les Vénus callipyges préhistoriques, propulsées par des rappeuses comme Nicki Minaj ou Cardi B et des stars comme Jennifer Lopez et Beyoncé, les fesses rebondies font l’objet d’une multitude de vidéos d’exercices de fitness sur les réseaux. «Big glute gym», «booty workout», «butt lift», «objectif grosses fesses», «bombe ton boul en 10 minutes»… Les titres, accompagnés d’émoji de pêche, sont éloquents. Ici, les exercices rois à faire en salle ou chez soi sont les squats, les fentes, les hip thrusts, les donkey kicks… Leurs homologues masculins, les «fit girls» les plus en vue – Jen Selter, Pamela Reif, Tammy Hembrow… – cumulent les millions de followers. Côté francophone, Juju Fitcats affiche 4,7 millions d’abonnés sur TikTok. Soit la moitié de ceux de son fiancé Tibo InShape. Encore un peu de chemin pour arriver à la parité…
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