500.000 tatouages par an en Belgique: pourquoi tant de monde veut passer sous l’aiguille (analyse)
Formidable paradoxe, le tatouage est autant un acte d’individualisation que d’assimilation à un groupe. Et qui n’a plus rien de marginal.
Il se promène partout: sur la cheville de la serveuse de la brasserie, sur le bras de votre nouveau patron, derrière l’oreille de l’influenceuse TikTok et, depuis le week-end dernier, sur l’épaule de votre fille. Longtemps estampillé «dirty», le tatouage fait un retour en grâce fulgurant. Au point de s’imposer dans tous les milieux et toutes les générations, balayant le stéréotype du taulard-motard qui lui collait au cuir. Carrément branchouille, il est même devenu un outil de communication à part entière pour les artistes, les sportifs et même les politiques.
Chez les très tatoués, on est dans la maîtrise du corps. On teste ses limites. Le corps est perçu comme une toile qu’on orne à sa guise pour se le réapproprier.
«Pas plus tard que la semaine dernière, j’ai tatoué une juge, révèle Gwenaelle Reaume, secrétaire de l’asbl Tatouage Belgique, qui représente les tatoueurs et les perceurs professionnels. Mes clients sont issus de toutes les catégories sociales. Le fait qu’ils aient des âges très différents, ça, c’est plus récent. A partir de 2017, 2018, on a vu défiler des personnes âgées de 50 à 70 ans. Elles se sont lancées parce que le tatouage est mieux accepté maintenant que quand elles étaient jeunes. Avec la pandémie, notre clientèle s’est aussi étoffée. A force d’être confinés, les gens ont commencé à s’y intéresser et à faire des recherches sur les réseaux sociaux. Certains n’ont pas attendu la reprise des activités et sont allés se faire tatouer dans des salons illégaux.» En juillet 2021, un article du New York Times posait d’ailleurs la question «Would you get a pandemic tatoo?» (Vous feriez-vous un tatouage pandémie? ), après avoir constaté que nombre d’Américains souhaitaient graver dans leur chair des symboles de cette parenthèse dans leur existence. «Si la pandémie est un moment que beaucoup veulent oublier, d’autres, au contraire, se font tatouer pour commémorer leurs expériences. Certains marquent l’endroit où ils ont passé l’année ou une leçon qu’ils ont tirée de la tourmente. Des survivants du Covid-19 se font tatouer pour se rappeler qu’ils sont en vie et qu’ils ont de la force. D’autres encore se font tatouer à la mémoire de ceux qu’ils ont perdus», écrit le NYT.
Le dressing des symboles
Ce regain d’intérêt à l’égard d’une pratique ancestrale restée très ancrée dans d’autres cultures, Gwenaelle Reaume l’attribue à plusieurs facteurs: un indéniable effet de mode insufflé par les personnalités les plus médiatisées – artistes et sportifs en tête – mais aussi l’évolution des techniques et une plus grande créativité des tatoueurs capables, aujourd’hui, de réaliser de véritables œuvres d’art. La diversification des styles a aussi permis au milieu de s’adapter à toutes les demandes et de satisfaire une clientèle plus hétérogène et plus exigeante.
Le sociologue français David Le Breton, qui enseigne à l’université de Strasbourg, s’est intéressé de près au phénomène. En 2016, il signait dans la revue Hermès, éditée par le CNRS, une analyse de la popularisation de la pratique. Dans un premier temps, l’auteur souligne que ce processus de légitimation a démarré dans les années 1970. Avant cela, le tatouage relevait surtout d’une culture populaire, masculine et hétérosexuelle visant à affirmer la virilité, la force de caractère et l’agressivité. Il s’est ensuite étendu aux milieux gay, lesbien, fétichiste, etc., avant de toucher «une population tout-venant accompagnant le mouvement d’individualisation du sens et du corps».
«Dans nos sociétés où dominent l’image, le look et l’apparence, analyse le sociologue, la peau se transmue en écran où projeter une identité rêvée en recourant aux innombrables modes de mise en scène suggérés par le marché ambiant. Quiconque ne se reconnaît pas dans son existence peut intervenir sur sa peau pour la façonner autrement et se donner une autre apparence.»
Les tatouages portés dans nos sociétés modernes dominées par l’individualisme ont-ils encore un lien avec ceux issus de sociétés traditionnelles, comme celle des Maoris? «La vague culturelle des marques corporelles est une forme contemporaine d’invention de la tradition, répond David Le Breton. Elle crée de l’inédit sur un fond ancien dont la signification a été oubliée ou ignorée. Elle en reformule les signes pour ajouter à la boîte à outils où chaque individu vient puiser des motifs à son usage propre.»
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Des tatouages pour apaiser la douleur
Sociologue à l’université de Hearst, au Canada, Mélanie Girard a dirigé une étude sur 117 Français et Canadiens peu ou très tatoués. En France, 10% des adultes le sont. Chez les 18-24 ans, le pourcentage est passé de 22% en 2010 à 30% actuellement. Chez les Canadiens, il est de 22%, toutes catégories d’âge confondues, et grimpe à 33% chez les 18-24 ans. Aucune statistique officielle n’est disponible pour la Belgique. On sait juste que selon le SPF Santé publique, environ 500 000 tatouages sont réalisés chaque année.
C’est par le tatouage que les individus créent un « paraître » désiré pour cacher leur « être » rejeté.
Outre le facteur générationnel, la chercheuse canadienne identifie une différence de motivation entre les femmes et les hommes. «Les résultats des enquêtes ne sont pas encore tout à fait concordants, mais il semblerait que de plus en plus de filles prennent la décision de se faire tatouer. Et que l’une des motivations soit la conjuration de traumatismes ou de sévices psychologiques ou sexuels liés à l’ enfance.»
L’étude menée par Mélanie Girard a révélé une autre particularité. «Chez les peu tatoués, l’acte est très chargé symboliquement. Il peut être lié à une expérience difficile ou heureuse, comme le souvenir d’un voyage avec un ami, par exemple. Chez les très tatoués, ça va plus loin. On est davantage dans la maîtrise du corps et dans le dépassement. On teste ses limites. On franchit les dernières frontières. Le corps est perçu comme une toile qu’on orne à sa guise pour se le réapproprier.» Une expérience qui n’est pas sans risque pour la santé, pointe la sociologue. «Sur le plan physique, il peut y avoir des conséquences sur le niveau d’oxygénation de la peau. Sur le plan mental, le risque est lié à l’acceptation lorsqu’il n’y a tout simplement plus de place sur le corps. Donc plus d’issue. Nombre de ces expériences extrêmes se sont d’ailleurs soldées par des suicides.»
Tout comme David Le Breton, Mélanie Girard a constaté l’apparition de symboles dont la signification originelle a été oubliée, comme la larme tatouée sur l’œil qui atteste de son appartenance à un gang mais dont le caractère péjoratif s’est fortement estompé. Mais aussi de tatouages sur des zones plus exposées au regard et qu’on laissait généralement vierges comme les mains, le visage et le cou. Pourtant, relève encore la sociologue, les tatoués peinent à admettre qu’ils ont aussi cédé à un effet de mode, eux qui restent persuadés d’avoir posé un acte d’individualisation. «On a là un bel exemple du fait que les sociétés postmodernes ne peuvent exister que dans cette tension entre homogénéité et distinction. Pour qu’il y ait cohésion sociale, il faut un partage de valeurs sur ce qui est acceptable ou pas.»
Unique et cool
Le tatouage peut, il est vrai, révéler bien des choses sur la relation entre le corps et le psychisme. C’est ce que développe la psychologue clinicienne Stéphanie Zakhour dans une étude parue dans la revue transculturelle L’autre (Vol. 20, n°3, 2019). A travers le tatouage et ce qu’il révèle, cette chercheuse, attachée à l’université de Rio de Janeiro, tente d’évaluer si passer sous l’aiguille a uniquement un intérêt esthétique ou s’il faut également y voir une dimension psychologique.
500 000 tatouages sont réalisés chaque année en Belgique.
Pour les besoins de l’étude, elle a soumis des participants dont les tatouages étaient nombreux et visibles à l’échelle d’estime de soi de Rosenberg, outil de référence permettant d’évaluer le niveau d’acceptation, de tolérance et de satisfaction personnelle chez un sujet. Les résultats montrent une différence significative des scores d’estime de soi avant le tatouage et après. «Ces sujets vont investir un style unique, provocateur et audacieux pour accroître le sentiment d’être uniques et différents. En d’autres termes, regarder dans le miroir et voir quelque chose de cool. C’est par le tatouage que les individus créent un « paraître » désiré pour cacher leur « être » rejeté.» Le tatouage jouera également un rôle pour l’individu dans sa relation au monde, poursuit Stéphanie Zakhour. «Il l’aidera à créer une nouvelle identité désirée, en lui permettant de se replier sur soi et sur sa peau pour rehausser l’estime de lui-même, attirer l’attention et modifier son rapport à autrui, afin de mieux l’accepter.» Selon un sondage Ifop publié en 2017, six tatoués sur dix se disent prêts à recommencer l’expérience. Par ailleurs, 67% des sondés ont opté pour une zone discrète du corps, contre 43% pour des zones visibles et 4% pour des zones intimes.
Le lien entre tatouage et estime de soi a aussi été étudié par Elise Müller, socio-anthropologue et autrice de Une anthropologie du tatouage contemporain (éd. L’Harmattan, 2013). Après avoir interrogé une cinquantaine de tatoués, elle a identifié les principales raisons du passage à l’acte: une nouvelle étape de la vie, l’expression de valeurs, le sentiment d’appartenance, la construction d’un mythe personnel ou l’esthétisme. «Ce qui est aussi clairement apparu, c’est l’intérêt pour l’engagement définitif qu’il représente, en opposition à la possibilité de changer de vie, de travail, d’avis qui domine dans notre société», décrit-elle. Comme Stéphanie Zakhour, Elise Müller a constaté que certaines personnes ressentaient le besoin de passer par la douleur physique pour transformer leur souffrance en une marque. Que pour d’autres, c’était un moyen de se réconcilier avec leur corps. Une sorte de talisman auquel ils se raccrochent lorsqu’ils doutent d’eux ou traversent des moments difficiles.
Salons clandestins
Exclus du statut d’artiste qu’ils revendiquent pourtant, les tatoueurs exercent généralement leur activité sous le statut d’indépendant. Ils sont de plus en plus nombreux: selon le SPF Santé publique, on compte entre cent et deux cents nouveaux enregistrements chaque année. En février 2022, près de 2 000 tatoueurs professionnels figuraient dans les fichiers de l’administration.
Touché par la crise du Covid, le secteur est aujourd’hui confronté à une autre difficulté: un changement de législation, en ce qui concerne plusieurs substances composant les encres jaune, orange et rouge, est entré en vigueur en janvier 2022. Il frappera le bleu et le vert en 2023. «Les fabricants ont dû créer des encres qui répondaient à la nouvelle norme, mais à cause de la crise sanitaire, ils ne sont pas parvenus à réaliser les tests assez vite et ont pris du retard dans la production, détaille Gwenaelle Reaume. En janvier, lorsque la loi est entrée en vigueur, seuls les nouveaux produits d’une seule marque étaient disponibles. Ce n’est que maintenant que les autres acteurs sortent leurs nouvelles encres. Pour le bleu et le vert, on se demande comment on va faire puisque les fabricants n’ont pas encore trouvé de molécules chimiquement stables.»
La secrétaire de l’asbl Tatouage Belgique soutient également que les mondes politiques belge et européen ne sont absolument pas à l’écoute des besoins du secteur et que la plupart des sollicitations sont restées lettre morte. Or, vu l’engouement pour la pratique, notamment chez les jeunes, et le nombre de tatouages réalisés chaque année, ils feraient bien de se soucier des conditions dans lesquelles les tatoueurs doivent travailler. Et du nombre de tatoueurs clandestins qui continueront à utiliser des pigments interdits. Combien sont-ils? Impossible d’objectiver le phénomène puisqu’un tatoueur non reconnu est un tatoueur non connu, indique le SPF Santé publique, qui avance toutefois un chiffre approximatif: il y aurait en Belgique environ 450 tatoueurs clandestins.
En raison de la fermeture des salons pour cause de pandémie, les contrôles menés en 2021 par l’inspection sociale se sont limités à six tattooshops, dont quatre étaient en infraction. L’ année précédente, le ratio était de 39 sur 48. En 2018, une opération de plus grande envergure avait permis de constater des infractions chez 54 des 106 propriétaires contrôlés. Les plus courantes étant l’absence d’enregistrement auprès du SFP Santé publique, les dates de péremption des encres, la stérilité des aiguilles et l’absence d’informations claires.
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