Pour vivre heureux, vivons sans écrans?
Dans un monde ultraconnecté, certains mènent une lutte acharnée contre l’hégémonie du tout- numérique pour adopter un mode de vie «100% sans écrans». Mai s entre contraintes professionnelles et pressions sociale et familiale, rares sont ceux qui vont au bout de la démarche. Rencontre avec les sécessionnistes du digital.
En cet après-midi ensoleillé de fin de printemps, Robin a bonne mine. Ce chef de projet trentenaire, barbe rousse type hipster et corpulence de tennisman, savoure son café crème sur la terrasse d’un bistrot branché où il semble avoir ses habitudes. A première vue, rien ne laisse deviner qu’il mène un combat acharné pour contourner l’empire des écrans. Seul un indice peut le démasquer: sur la table, à côté de sa tasse, un vieux Nokia des années 2000 à l’écran noir et blanc fait tache. «J’ai un Smartphone, je l’avoue, mais je le laisse toujours chez moi quand je sors. C’est devenu mon téléphone fixe. Je l’utilise pour quelques applications, pour écouter des podcasts ou de la musique. J’ai aussi WhatsApp. Je n’arrive pas à m’en passer, c’est vrai. Pour tout le reste, j’évite au maximum. Pas toujours évident, hein! La tentation est forte, la pression sociale aussi. Les sollicitations sont nombreuses. Mais j’essaie de m’imposer une discipline de fer pour ne pas avoir tout le temps le regard focalisé sur un écran, dans le métro, au bistrot, partout. On est des humains, non?», s’emporte-t-il sous l’œil curieux et le regard acquiesçant de ses voisins de table.
Steve Jobs, fondateur d’Apple, avouait qu’il limitait au strict minimum l’utilisation des smartphones et tablettes pour ses enfants.
Robin n’est pas un cas isolé. La prise de conscience gagne du terrain. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui s’efforcent de s’imposer une hygiène de vie sans écrans et fustigent «la guerre de l’attention», soit ce «nouvel âge du capitalisme où l’attention est devenue la ressource rare convoitée par les grandes multinationales, en particulier les Gafam, comme l’a démontré le philosophe Yves Citton dans son essai ‘Pour une écologie de l’attention’», résume Florent Souillot, cofondateur de l’association Lève les Yeux! (sous-entendu: des écrans), et coauteur de La Guerre de l’attention. Les ténors de la high-tech semblent ne pas ignorer les enjeux de ce combat 2.0. Steve Jobs, fondateur d’Apple, avouait qu’il limitait au strict minimum l’utilisation des smartphones et tablettes par ses enfants. En témoigne aussi l’engouement que rencontre la Waldorf School, une école primaire «sans écrans» implantée au cœur de la Silicon Valley, où les cadres du secteur se bousculent pour scolariser leur progéniture.
«Notre engagement n’est pas né du visionnage d’une vidéo sur YouTube. Il résulte de ce malaise ressenti physiquement face aux yeux baissés des couples muets, des parents absents, des amis, des passants, et, en fin de compte, de nous-mêmes, aliénés comme les autres, précise l’association Lève les Yeux!, très active sur le terrain. Il a ensuite mûri grâce à la lecture d’études sur les dégâts causés par l’addiction généralisée aux écrans, l’isolement et la souffrance qu’elle provoque, outre l’impact sur la vue ou le sommeil, les troubles de l’attention, le retard cognitif des enfants, le coût écologique du numérique.» En effet, les chiffres sont éloquents: une étude réalisée, en 2019, par l’institut de sondage OpinionWay rapporte que, sur un total d’environ 17 heures éveillées, les 16-24 ans passent en moyenne 11 h 45 par jour devant un écran. Cette moyenne baisse à l’âge adulte, mais stagne toutefois à 10 heures quotidiennes.
Non à la «technocrature»
Dans les faits, la résistance à l’emprise des écrans se traduit par un usage «conscientisé» des outils numériques. Les plus conséquents s’efforcent d’adopter un mode de vie «100% sans écrans». Du moins, quand les conditions le permettent. «Je suis responsable du numérique aux éditions Gallimard. En raison de mon travail, mon temps d’utilisation d’un ordinateur et d’exposition aux écrans est incompressible. Même avec la plus ferme volonté du monde, je ne peux pas m’en passer complètement», concède Florent Souillot. En revanche, je me suis retiré de tous les réseaux sociaux, mais j’avoue que j’ai toujours WhatsApp sur mon téléphone. C’est difficile de faire sans. En général, j’utilise mon smartphone 45 minutes à une heure par jour, en plus du temps de travail sur mon ordinateur.»
Hélène, elle, se montre plus rigoureuse dans sa démarche. «En 2015, j’ai quitté Paris pour m’installer dans le sud-ouest de la France. La vie dans la capitale devenait toxique, notamment à cause du tout-numérique et des écrans», se souvient, tranchante, cette kinésithérapeute, mère de deux enfants. Si elle peut se réjouir d’un climat plus sain et verdoyant dans la campagne landaise, l’épopée pastorale d’Hélène est malgré tout mutilée par quelques écrans. «Aujourd’hui, au travail, on est confronté à toujours davantage de tâches administratives, à exécuter sur des ordinateurs. Après chaque séance de rééducation, on doit passer une heure sur un ordi à compléter des documents – dans un logiciel défaillant en plus, s’indigne-t-elle. Aucune alternative dite “classique”, matérielle, n’est proposée. C’est épuisant.»
La question du rapport aux écrans est avant tout politique. L’effort individuel reste insuffisant. Il faut aborder la problématique dans sa dimension collective.
Aussi déterminés soient-ils, nombreux sont ceux qui, comme Hélène, se voient empêchés dans leur choix par des obstacles structurels. «La question de l’attention et du rapport aux écrans est d’abord une politique», tient à préciser Yves Marry, coauteur de La Guerre de l’attention. «L’effort individuel est important mais reste insuffisant. Il faut aborder la problématique dans sa dimension collective. C’est tout le sens de la démarche du Collectif Attention. Nous avons formulé une série de mesures et propositions à travers lesquelles nous interpellons les politiques.» Parmi celles-ci, on retrouve le droit à la non-connexion administrative – à distinguer du droit à la déconnexion. «L’Etat impose de plus en plus une utilisation en ligne de ses services, tout en rendant la démarche classique de plus en plus complexe. Déclarer ses impôts, bénéficier d’une couverture santé, acheter un billet de train, envoyer un courrier, etc., est devenu un véritable chemin de croix pour les personnes non équipées d’un smartphone ou d’un ordinateur», dénonce le Collectif Attention. «Sauf à assumer une “technocrature”, il s’agit a minima pour nos gouvernants d’assurer le maintien d’options non numériques fonctionnelles dans l’ensemble des services publics: éducation, transport, accès aux soins, etc.», abonde Catherine Lucquiaud, docteure en informatique et fondatrice de l’Acune (Association contre l’utilitarisme et le numérique éducatifs).
Sans béquilles numériques
Une loi garantissant une alternative au numérique aurait sans doute permis à Cédric d’éviter de retomber dans ce qu’il appelle «le labyrinthe infernal des écrans». «Lors du premier confinement, mon smartphone est tombé en panne. L’afficheur ne fonctionnait plus, raconte, nostalgique, cet étudiant en anthropologie. Tous les commerces étaient fermés, je ne pouvais pas le faire réparer. Les premiers temps, c’était très difficile, je sentais que quelque chose me manquait, c’est comme quand on arrête de fumer. Mais au bout de cinq jours, j’ai senti des changements radicaux: je suis devenu plus sociable avec mes colocataires ; avant, je n’osais pas trop aller dans la cuisine et les espaces communs. Aussi, mes capacités de concentration ont changé. Alors que je n’arrivais pas à lire un roman pendant quinze minutes sans consulter les réseaux sociaux, pendant le confinement je lisais posément une heure sans interruption.» L’idylle de Cédric aurait pu se poursuivre mais la levée du lockdown y a brutalement mis un terme. «Les salles de sport ont rouvert et j’ai relancé mon abonnement. Pour chaque séance, il faut effectuer une réservation sur une application. J’ai demandé au gérant d’avoir une carte magnétique ou autre. Il m’a répondu qu’un téléphone et un QR code étaient indispensables pour “badger”. J’ai envisagé de changer de salle, mais c’était la plus proche de chez moi et la meilleure en matière de rapport qualité-prix. D’une certaine manière, j’ai été contraint d’acheter un nouveau Smartphone. Et je ne cache pas que j’ai repris quelques mauvaises habitudes et que mon temps d’écran a explosé», confesse-t-il.
Malgré ces difficultés structurelles drastiques, certains réussissent à tenir tête à l’empire des écrans. «Passer entre les mailles du filet et contourner le recours au numérique est un véritable challenge», raconte, amusé, Nathanaël, fervent apôtre de la décroissance. Cofondateur d’Ethic, une association qui œuvre à «limiter l’usage d’Internet, préférer le courrier au courriel, les textos aux autres chats et messageries, le téléphone aux SMS, le fixe au portable, etc. En un mot, réapprendre à vivre progressivement sans béquilles numériques», indique-t-elle dans son manifeste. L’association ne possède ni site Internet ni adresse électronique. «Tout se fait par courrier postal. Nous sommes zéro numérique», s’enorgueillit notre interlocuteur, lui-même injoignable sur les réseaux sociaux et parcimonieux dans l’usage des e-mails.
«C’est là que ça se passe»
Mais n’est pas Nathanaël qui veut. Attablé devant un lait grenadine, Gabriel, 56 ans, pianote fiévreusement sur son smartphone. «Je viens à peine de le sortir de ma poche. Je dois mettre à jour les horaires de la saison prochaine, s’empresse de préciser ce professeur de boxe anglaise et thaïlandaise. A mon âge, je dois faire très attention à mon hygiène de vie. Et selon moi, l’exposition aux écrans en fait pleinement partie. Cela peut vous paraître bizarre mais, vous savez, je parviens à repérer les élèves qui surconsomment les écrans. Ils ont la tête ailleurs, le cerveau déconnecté. Parfois, je donne des consignes ou un exercice très simple, certains n’arrivent pas à les reproduire. Je suis persuadé que c’est dû, au moins en partie, aux écrans.» Avant de regretter: «Malheureusement, on ne peut pas s’en passer. Aujourd’hui, dans la boxe, et dans le milieu sportif en général (foot, tennis…), on n’existe pas si on est absent des réseaux. C’est là que ça se passe. Il faut publier des vidéos quotidiennes, des tutos, des extraits de séance, des sparrings (NDLR: une forme d’entraînement), sinon on disparaît, un nouveau club qui maîtrise les codes des réseaux vous pompera vos élèves et vos adhérents.»
Gabriel nous présente l’un de ses élèves les plus prometteurs. Une pépite, assure-t-il. Ryan, 21 ans, l’œil vif, l’allure fringante. Soixante-trois kilos. Que du muscle. «Je sens clairement la différence quand je m’entraîne en ayant passé la veille à regarder ma série et quand je le fais en ayant déconnecté des réseaux. La concentration, l’énergie ne sont pas les mêmes, juge le futur boxeur professionnel. Du coup, depuis six mois, je m’impose une discipline rigoureuse. J’ai quitté WhatsApp, mais Instagram je ne peux pas. Aujourd’hui, pour avoir des sponsors et espérer intégrer l’UFC (NDLR: Ultimate Fighting Championship, l’organisation américaine d’arts martiaux mixtes) c’est impossible sans… Mais quand j’ai un combat, je dis à ma copine, ce soir pas d’amour et pas d’écrans pour être en forme le lendemain», se marre-t-il.
Faire l’économie des réseaux sociaux n’expose pas seulement à la marginalisation professionnelle. Maintenir une vie sociale active sans passer par les canaux numériques devient une équation quasi insoluble. «J’ai supprimé tous les réseaux sociaux, je garde toutefois Facebook et, surtout, WhatsApp, incontournable de nos jours, confie Mylène, membre fondatrice de l’association Screenpeace, active en particulier auprès des enfants. Si je n’y suis pas, je redoute de rater quelque chose. C’est là que se passe le bouche-à-oreille pour les soirées, que se partagent les invitations, les rendez-vous, enfin tout. Bref, j’ai un peu peur de l’exclusion.» Sa copine, Hélène, elle, a franchi le pas. Quitte à en payer le prix. «J’ai perdu pas mal de contacts depuis que j’ai quitté WhatsApp. Mais tant pis. Les vrais amis pensent à envoyer un SMS. Mais ce qui me choque aujourd’hui, c’est que, quand on dit à quelqu’un qu’on n’est ni sur Insta ni sur WhastApp, on vous répond: “Mais on fait comment alors?” Je reste sidérée face à ce genre de phrase, comme si avant ces applications on ne communiquait pas.»
J’ai envie de ne pas être joignable en permanence. Pas que mon attention soit sollicitée en continu et n’importe où. C’est important de laisser une place à l’imprévu.
«Nonante-neuf pour cent des appels qu’on reçoit ne sont pas urgents, estime, quant à elle, Héloise, cofondatrice d’Etikya, collectif critique sur le rapport aux technologies numériques. Et puis, j’ai envie de ne pas être joignable en permanence. Pas que mon attention soit sollicitée en continu et n’importe où. C’est important de laisser une place à l’imprévu.» «Sur WhatsApp ou Messenger, on peut repérer à quelle heure quelqu’un est connecté, s’il a lu le message ou pas, renchérit Mouloud, rencontré en marge d’une soirée thématique « sans smartphones ». Alors, certes, des techniques existent pour masquer son statut en ligne, si on a vu le message ou pas, etc. Mais je pense que cela crée une ambiance malsaine. Je dis à mes potes, si vous voulez me joindre, faites-le par SMS, par e-mail. C’est pas trop compliqué, si?», conclut-il.
L’arnaque de l’antisolitude
La peur de l’exclusion, de la marginalisation sociale, voire de la solitude, sont les craintes qui reviennent systématiquement lorsque l’affranchissement des réseaux sociaux est évoqué. S’agirait-il toutefois d’un biais cognitif? D’une illusion? C’est ce que suggèrent Yves Marry et Florent Souillot. «Le passage de la société traditionnelle à la société moderne, assorti d’une plus grande liberté individuelle, d’une vie plus urbaine et rythmée par la consommation, s’est à l’évidence accompagné d’une plus grande solitude», estiment-ils. Et de rapporter: «On sait que, depuis les années 1960, le nombre de personnes vivant seules a explosé. Avec l’usage massif des écrans, le piège réside dans l’impression de pouvoir échapper à leur solitude, alors qu’on ne fait, en réalité, que s’y enfoncer. Pour des réseaux sociaux comme Facebook, Instagram ou Snapchat, l’arnaque est désormais connue! De fait, plus de deux milliards d’humains ont un compte Facebook, avec souvent plusieurs centaines “d’amis”. On reste en lien avec des personnes croisées en voyage, avec des copains d’enfance. Mais qui peut nier qu’un échange en ligne ne vaut pas une discussion dans la vie réelle?»
Privilégier la qualité des relations sur leur quantité est l’un des credo des résistants au tout-numérique, à qui on impute la dégradation des liens sociaux. Yves Marry témoigne des ravages de la déferlante numérique qui a frappé la Birmanie au milieu des années 2010. Attaché d’ambassade dans ce pays de 2014 à 2018, il a assisté à l’impact des écrans sur la qualité de vie. «Dans les années 2010, la Birmanie a connu une séquence d’ouverture démocratique et économique. Le prix d’une puce de téléphone est passé de 500 dollars à 50 centimes! Au départ, j’ai vu cette modernisation d’un bon œil. Mais, très vite, j’ai pu en mesurer les effets sur la qualité de vie, déplore-t-il. Le quartier où j’habitais était très vivant. Le soir, on jouait de la guitare, les enfants s’amusaient dans la rue. L’ambiance était géniale.» Nostalgique, il ajoute qu’avec l’arrivée des smartphones «le changement était impressionnant. Au bout de quelques semaines, le quartier était métamorphosé, chacun s’était retranché dans son ‘‘cocon numérique’’. Et en réalité, c’est ce qui se passe partout, en Birmanie comme ailleurs dans le monde aujourd’hui: c’est ce ‘‘cocon-numérique’’ qui régente notre vie aujourd’hui.»
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