Juliette Debruxelles

Si la masturbation rend sourd, ne pas la pratiquer rendrait complotiste

Les adeptes du mouvement NoFap seraient plus enclins à colporter des thèses complotistes. Décidément, les idées reçues sur la masturbation ont la dent dure…

«Ça rend sourd!» Et ce n’est pas la seule affection dont serait responsable la masturbation. L’ouvrage L’Onanisme, dissertation sur les maladies produites par la masturbation du médecin suisse Samuel Auguste Tissot, publié en 1764 (republié maintes fois depuis et facilement trouvable en librairie), est un petit précis de culpabilité. On y lit: «Toutes les facultés intellectuelles s’affaiblissent […] les forces du corps manquent entièrement.» Quelques années plus tôt, d’autres recueils donnaient aux lecteurs une idée de la gravité du péché; depuis, les préjugés perdurent.

C’est notamment le cas de L’Onanisme ou discours philosophique et moral sur la luxure artificielle et sur tous les crimes relatifs, du pasteur Dutoit-Membrini (ça ne s’invente pas), ou encore d’Onania: le péché odieux de l’autopollution, et toutes ses conséquences effrayantes chez les deux sexes, d’un chirurgien britannique. Faisant référence au péché d’Onan (foncez sur l’Ancien Testament), l’étymologie du mot en dit long sur la pression morale posée sur les testicules des contrevenants (la pratique étant alors davantage attribuée aux hommes). Le bon vieux temps? Pas tellement.

Depuis le début des années 2010, un mouvement controversé baptisé «NoFap» («pas de masturbation masculine», en argot) remet une pièce dans la fente. Des accros au paluchage s’y réunissent, par l’intermédiaire de forums, afin de s’engager à ne plus gâcher leur semence et à contribuer activement à la diminution de la production pornographique. Convaincu que la pratique est dégradante, immorale, dangereuse, addictive, impure et qu’elle peut entraîner l’infertilité ou l’impuissance, le mouvement NoFap émerge comme une réponse radicale à l’omniprésence du X. Les religions – dont certaines branches se montrent encore rigoristes – finissent d’appuyer sur des croyances que la science ne parvient pas toujours à contrer.

Anxiolytique vs main dans le slip, les NoFap ont choisi.

Baisse du stress, augmentation théorique de la qualité du sperme et de la fécondité, meilleure connaissance de son corps et de ses zones de plaisir… les études attestant des bienfaits de la masturbation sont pourtant nombreuses. Rien cependant qui soulage les membres du NoFap, et en particulier son fondateur, l’activiste américain antipornographie Gary Wilson (considéré par certains comme un propagateur de fake news et promoteur de pseudosciences).

Péché, tentation diabolique, supposée augmentation de la testostérone liée à l’absence d’éjaculation ou interprétations sélectives des textes sacrés constituent le lubrifiant d’un mouvement qui rassemble chaque année davantage de gens (plusieurs dizaines de milliers). Certes, l’addiction à la pornographie et la masturbation compulsive peuvent – au même titre que le chocolat ou le sucre – avoir de réelles conséquences néfastes. Mais la dépendance sévère n’a rien de systématique…

Le hic: en un peu moins d’une quinzaine d’années, le mouvement ne s’est pas essoufflé. Sur TikTok, le #nofap atteint des records d’occurrences. Des observateurs et sociologues (comme la docteure Nicole Prause, coauteure d’une étude, début 2023, portant sur 587 hommes «abstinents» pour la revue Sexualities) en témoignent: les NoFapers deviendraient, au fil de leur adhésion à la communauté, plus enclins à adhérer et à colporter des thèses complotistes. La honte éprouvée pourrait également avoir des effets graves sur leur bien-être et leur stabilité mentale.

Anxiolytique vs main dans le slip, les NoFap ont choisi. S’ils savaient que «une branlette le matin et la vie va bon train»…

Juliette DeBruxelles est éditorialiste et raconteuse d’histoires du temps présent.

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