Des orteils latéraux plus courts auraient permis à nos ancêtres de moins se fatiguer lors de leurs déplacements. © getty images

Les bienfaits insoupçonnés des doigts de pied

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

Plus fin et moins souple, notre pied a évolué pour faciliter la marche et la course. Nos orteils sont devenus plus petits mais chacun d’eux a son rôle à jouer, notamment le petit orteil.

C’est l’une des questions les plus régulièrement soumises aux spécialistes de l’évolution: nos descendants auront-ils quatre ou cinq orteils? Le quintus, ou exterius, comme on le nomme, le petit orteil, joue-t-il encore un rôle dans l’équilibre, la posture et la stabilité? C’est un fait, la forme de notre pied a évolué au cours du temps et nos modes de vie plus sédentaires nous poussent à en faire usage d’une autre manière que celle de nos ancêtres. Il y a entre 1,5 et 2,6 millions d’années, une transformation majeure des doigts de pied s’est produite: ils ont rapetissé, ce qui a rendu la marche debout, et surtout la course, plus aisée.

Nos ancêtres les primates sont les seuls mammifères à avoir gardé cinq doigts et cinq orteils. Outre le fait qu’ils ont le pouce opposable et la plante de pied plus souple pour faciliter la locomotion arboricole, ils ont aussi conservé des doigts de pied plus longs pour pouvoir grimper et se déplacer d’arbre en arbre. Ils sont également capables de manipuler des objets avec leurs pieds, comme ils le font avec leurs mains. Chose que nous savons faire mais dans une certaine limite et avec moins de dextérité.

Le bipède qu’est l’homme présente d’autres particularités squelettiques, notamment au niveau des tarses et des métatarses. Il se différencie des primates par les proportions de ses phalanges, qui sont uniques. En effet, la partie phalangienne de son avant-pied est extrêmement courte par rapport à la taille du corps. Le gros orteil est en outre plus robuste et plus long que les quatre autres (sauf chez ceux qui ont la particularité de présenter un pied grec), avec lesquels il est aligné. Ces apomorphies – soit des caractéristiques différentes de l’état ancestral – ont pour conséquence que le mouvement des orteils se limite chez l’homme à la flexion et à l’extension.

Un avantage pour la course

On présuppose que toutes ces évolutions sont vouées à faciliter la locomotion bipède mais peu de scientifiques se sont penchés sur les causes et les conséquences du rapetissement des orteils. Une équipe de chercheurs de l’université McGill de Montréal l’a fait. Dirigée par l’anthropologue Campbell Rolian, elle a étudié le rôle du petit orteil dans nos déplacements. Ses conclusions, publiées dans le Journal of Experimental Biology en 2009, suggèrent que des phalanges plus courtes apportent des avantages en matière de performance pendant la phase d’appui de la marche et, en particulier, pendant la course.

Explication. Lors de la marche, les orteils supportent entre 30% et 40% de la masse corporelle. En course à pied, ces charges représentent entre 50% et 75% de la masse corporelle. Selon l’étude, leur petite taille permet de réduire l’ampleur de la production mécanique des muscles fléchisseurs digitaux et donc de diminuer l’effort à produire pour assurer la stabilité du corps.

«Bien que ces effets aient vraisemblablement des conséquences négligeables sur la condition physique des humains récents et modernes habituellement chaussés qui ne parcourent pas de longues distances quotidiennement, ils auraient pu être suffisamment importants pour imposer le type de pressions sélectives qui ont conduit aux changements observés dans la taille et la forme des phalanges au cours de l’évolution humaine, retracent les chercheurs. Chez les personnes dotées d’orteils latéraux plus courts, la fatigue des muscles pédaliers se serait moins vite fait sentir, ce qui leur aurait permis de se nourrir plus loin et plus longtemps, avec des conséquences positives évidentes sur la condition physique.»

Les pieds en éventail

S’il est nettement moins utile à l’homme moderne, le petit orteil garde toute sa raison d’être, estime le Pr Thierry Thirion, chargé de cours dans le domaine de l’anatomie et de la chirurgie de l’appareil locomoteur à l’ULiège. «C’est le cinquième élément. Il faut l’envisager dans le système global qu’est le pied et non comme une partie indépendante des autres. En effet, les phalanges constituent, avec les métatarsiens, l’avant-pied. Elles sont le prolongement du membre inférieur et donnent au pied cette structure en éventail. Les cinq rayons de cet éventail que sont les orteils sont comparables à des poutrelles faites de parties molles et de structures ostéo-articulaires qui assurent la stabilité. Les cinq orteils agissent également comme des capteurs sensoriels.»

Ils ont également la caractéristique d’être à la fois autonomes et interdépendants. En cas de douleur au pied, on constate rapidement que si on éprouve des difficultés à relever le cinquième orteil, on aura d’autant plus de mal à relever le quatrième ou le troisième.

En outre, dérouler le pas nous semblera plus compliqué, fait remarquer le Pr Thirion. «Le quatrième et le cinquième orteils sont deux éléments très importants pour assurer la stabilité et l’appui, surtout lorsque nous nous tenons debout sans bouger. Ils permettent, en quelque sorte, de figer le mouvement. Tandis que le premier, le deuxième et le troisième orteil assurent la propulsion. On peut dès lors présumer que nous serions potentiellement moins stables si nous n’avions plus de cinquième orteil.»

Voué à disparaître? Michelle Drapeau, professeure au département d’anthropologie de l’université de Montréal, en doute elle aussi. «Quand on marche, la charge est d’abord supportée par les talons puis par la partie extérieure du pied et enfin les orteils, expose l’autrice de 27 caractéristiques humaines façonnées par l’évolution (Les Heures bleues, 2021). Pour l’équilibre, le cinquième orteil me semble trop important pour disparaître. On sent bien en quoi il est utile quand on fait l’exercice de se mettre sur un pied. D’ailleurs, les personnes qui n’ont pas de petit orteil expriment une certaine gêne.»

Il y a donc de fortes chances que l’homme du futur connaisse encore la douleur de se cogner le petit orteil contre un meuble.

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