Ces bruits qui rendent fous: pourquoi sommes-nous devenus intolérants aux nuisances sonores?
Y a-t-il plus de bruit autour de nous? Ou sommes-nous moins tolérants à ce qu’on appelle les nuisances sonores? Depuis la fermeture de la boîte de nuit bruxelloise Le Fuse, adeptes du calme et partisans du bruit comme signe de vie s’affrontent. Une guerre des tranchées qui en dit long…
Quelque 280 kilos et 1,80 mètre de long: c’est beaucoup pour une cigale! Fiché à l’entrée du village Le Beausset, dans le Var, cet insecte décoratif en acier est aussi et surtout un pied de nez: des touristes n’avaient-ils pas demandé au maire d’arroser les arbres de pesticide au motif que les cigales les empêchaient de profiter de leurs vacances?
Et à part ça, ça va, le monde? Les bruits du vivant sont-ils devenus à ce point insupportables qu’il faille à tout crin menacer de procès qui ose en produire ou en produire trop pour nos délicates oreilles? Ou faut-il au contraire les laisser prendre toute la place, dès lors qu’ils sont et font la vie? Quelle est la marge de manœuvre des humains et de ceux qui les dirigent entre un quotidien auditivement intenable et l’enfermement dans une bulle hermétique?
« Les sons passent les murs, ce qui met radicalement en cause la frontière
Anthony Pecqueux
entre l’espace public et l’espace privé »
D’un côté, il y a ce chien qui aboie en intérieur d’îlot. Ces avions qui survolent des quartiers de Bruxelles dès 6 heures. Ces passagers de trams qui parlent fort à un inconnu dont la voix hurle dans le haut-parleur du téléphone. Ces étudiants en guindaille qui chahutent la nuit. Ces conversations de collègues dans les bureaux paysagers. Ces sirènes d’ambulance, klaxons, alarmes antivol qui se déclenchent pour un rien. Et la valse des tondeuses, qui strient les soirs d’été. En 2021, 14,5% des Belges se disaient affectés par le bruit de la rue ou du voisinage…
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De l’autre, il y a cette aspiration affichée, sinon au silence, au moins au calme. Quitte à ce qu’il soit vertigineux, comme aux premiers jours du confinement imposé par l’épidémie de Covid, au printemps 2020. Entre les deux, l’infinie palette des possibles, audibles ou inaudibles. La fermeture de la boîte de nuit bruxelloise Le Fuse, le 12 janvier, à la suite de la plainte d’un voisin, n’est que la énième affaire du genre. Le bruit de l’un gêne l’autre. «Les sons passent les murs, ce qui met radicalement en cause la frontière entre l’espace privé et l’espace public, ou, plus justement, révèle crûment sa porosité», rappelle le sociologue Anthony Pecqueux (1).
Nous y voilà. Il n’existe pas de bruit «en soi». Pour chacun, le seuil de tolérance sera différent, en fonction de son âge, de ses états d’âme du moment, des rapports avec ses voisins, ou de la légitimité qu’il trouve au bruit: on est plus tolérant avec les avions lorsqu’on travaille à l’aéroport. La culture influence aussi la perception du bruit. Plus on descend vers le sud et plus les coups de klaxon sont interdits, histoire de respecter… la sieste. Et, bien sûr, si vous préférez Chopin à Damso, il y a fort à parier que les titres du second vous seront insupportables, quelle que soit la hauteur du volume.
Dans les rangs des psychologues, on avance l’hypothèse que les humains sont souvent exaspérés par des sons qui se situent à l’opposé de leur propre système de valeurs. Ou par une frustration liée à leur propre situation. Ainsi, un non-parent ne supporterait pas les cris des élèves de l’école voisine qui lui rappelleraient trop son manque d’enfants. «Le bruit renvoie par association à la représentation de soi à travers l’autre qui nous est insupportable, pour des raisons intimes. L’hypersensibilité au bruit dans un conflit de voisinage a souvent à voir avec sa propre frustration ou avec cette idée qu’un système de valeurs est remis en cause par l’autre et sa différence», détaillait ainsi le psychologue Sébastien Garnero, sur LCI. Dans une société qui est, par certains aspects, plus individualiste qu’avant, chacun considérerait que le monde doit être à son image.
Du bruit aux nuisances
Pour autant, est-on vraiment plus intolérant au bruit? Tout le monde semble le penser. Mais aucun chiffre ne l’atteste. Du côté du Service public de Wallonie, on estime à quelque 150 – nombre stable ces dernières années – le nombre de plaintes pour les nuisances sonores de sa compétence, produits par un festival de musique ou par une industrie. Il n’existe pas de recensement des plaintes introduites auprès des communes (pour tapage nocturne, par exemple) ni de comptage distinct de ces plaintes auprès des tribunaux de justice de paix.
A Bruxelles, en revanche, les plaintes ont quasi doublé entre 2016 et 2022, passant de 241 à 456. Parmi toutes les doléances reçues par Bruxelles Environnement, le bruit vient en tête. Sur ces 456 plaintes, deux tiers ont trait au bruit hors transports: voisinage, équipements dans les bâtiments et l’Horeca, discothèques et bars, etc.
«Il est difficile d’assurer que l’on est plus intolérant au bruit aujourd’hui, estime Anthony Pecqueux. En revanche, on thématise désormais le bruit, ce qui permet à plus de personnes de s’en plaindre. On le nomme “nuisance sonore” depuis une quinzaine d’années, ce qui est très éloquent.» C’est d’ailleurs après l’an 2000 que l’on a vu fleurir des dispositions réglementaires et légales plus strictes pour protéger les oreilles de la population belge. Mais aussi dans les écoles, où des balles de tennis sont ajoutées aux pieds des chaises: il est prouvé que le bruit a un effet négatif sur les apprentissages, surtout à l’école primaire…
Il n’est pas aisé non plus de mesurer l’ampleur de ce «droit au silence» que d’aucuns réclament. Certes, devant le danger que représentaient les trop discrètes voitures électriques, il a fallu – comble de l’ironie – leur ajouter du bruit pour avertir passants et cyclistes. Mais la thématisation du bruit, la reconnaissance officielle de certains troubles comme les acouphènes et l’expérience très singulière du calme qui s’est imposée durant le confinement ont en quelque sorte dopé ce droit au silence.
Car le Covid est passé par là. Beaucoup ont découvert, en télétravail, les vertus du calme. Et ne supportent plus, désormais, les conversations de leurs collègues sur le lieu de travail retrouvé. «La dénonciation, facile, du bruit au travail cache parfois des problèmes d’organisation plus sérieux», relativise Agnès Van Daele, professeure en psychologie du travail à l’UMons.
« On thématise désormais le bruit, ce qui permet à plus de personnes de s’en plaindre »
anthony pecqueux
Dans le même temps, beaucoup, en télétravail, ont capté en journée les sons de la vie quotidienne dans leur habitat ou leur quartier. Des acousticiens ont été assaillis de demandes pour renforcer l’étanchéité au bruit de logements: leurs occupants ne supportaient plus le raclement des pieds à l’étage du dessus, les cris d’enfants à l’étage du dessous ou le hurlement de la foreuse. Selon une étude menée en France par le Centre d’information sur le bruit après le premier confinement, certes plus strict qu’en Belgique, 57% des sondés se disaient davantage sensibles au bruit qu’auparavant. En Suisse, le nombre de plaintes pour nuisances sonores a explosé: à Genève, elles sont passées de 6 000, en moyenne, à 10 000 en 2020, année Covid. «Il y a là quelque chose qui relève de l’envie de contrôle, relève Anthony Pecqueux. L’ idée que l’on doit pouvoir jouir de son lieu de vie comme on en a envie.»
Chasse aux quads
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a, certes, fixé des seuils en matière de bruit, mais non contraignants pour les Etats. Aucune des trois Régions du pays, tenues de dresser des cartes de bruit et de s’attaquer aux principales sources de nuisances sonores, ne les respecte pour l’instant. Dans les villes, plus exposées, les autorités ont commencé à prendre le taureau par les cornes, aiguillonnées par le réchauffement climatique en cours. La limitation de la vitesse à 30 km/h dans les centres urbains, le placement de revêtement phono- absorbants sur les routes, l’installation de murs antibruit s’y développent, comme l’interdiction des quads.
Et à la campagne? En septembre 2021, un citoyen de La Minerie, près de Thimister, a dénoncé les cloches de l’église, trop bruyantes à son goût. Deux ans plus tôt, une habitante de Hamoir a déposé plainte contre des vaches et leur propriétaire, pour tapage nocturne… En France, les plaintes contre des grenouilles trop expressives ou des ânes tentés par l’opéra se multiplient. «Ce type de plaintes a tendance à susciter le sarcasme parce que, contrairement à des doléances collectives, elles ne cherchent pas à rendre la cause légitime mais juste à défendre des intérêts personnels», analyse Anthony Pecqueux. Ces récriminations donnent à penser que certains nouveaux venus à la campagne ne veulent pas tenir compte des rythmes naturels qui sont pourtant un des signes de la ruralité ; ne pas admettre que la vie s’y déroule autrement, avec d’autres sonorités et un autre rapport au temps. Comme si, encore une fois, ils souhaitaient que le monde se plie à leur façon de le concevoir. Et non l’inverse.
Certains élus, en France, ont pris les devants. A l’entrée de leur village, des affiches clament: «Ici, nous avons des clochers qui sonnent régulièrement, des coqs qui chantent très tôt, des agriculteurs qui travaillent pour vous donner à manger. Si vous ne supportez pas ça, vous n’ êtes pas au bon endroit. Sinon nous avons de bons produits du terroir.» En janvier 2021, l’ Assemblée nationale française a même voté une loi sur le «patrimoine sensoriel rural»: encore peu activée, celle-ci entend lister et protéger les «bruits, effluves et autres manifestations sensibles résultant de l’exploitation de la nature par l’homme en zone rurale». On n’ a pas fini de rire.
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(1) Le son des choses, les bruits de la ville, par Anthony Pecqueux dans Communications 2012/1 (n°90).
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