François-Xavier Druet
Renvoyer l’ascenseur aux censeurs des œuvres d’art (carte blanche)
Depuis la condamnation de Jan Fabre pour harcèlement sexuel et attentat à la pudeur, la question revient: faut-il censurer son oeuvre ? François-Xavier Druet, docteur en philosophie, prolonge le questionnement: ne sommes-nous pas tous responsables des « oeuvres » de nos vies ?
Les censeurs s’insurgent : la tortue namuroise doit rentrer sous terre.
La récente condamnation, en première instance, de Jan Fabre, pour « des faits de violence, de harcèlement et de comportement sexuel inapproprié » a relancé un débat récurrent : faut-il associer ou dissocier un auteur et son œuvre ? Un artiste jugé coupable – quelle que soit la nature de ses délits – doit-il renoncer à son art, puisque toutes ses œuvres à venir ne peuvent être réalisées que par un coupable ? Et faut-il faire disparaître aux yeux du public toutes ses œuvres, y compris celles qui seraient antérieures au délit pour lequel il a été condamné ? Etc. Etc.
Chacun de nous aura ses propres réponses à toutes ces questions que l’hypothèse d’un lien indéfectible entre l’auteur et l’œuvre susciterait quant à ses conséquences logiques.
Mais chacun de nous est peut-être concerné d’une autre manière. Car nous aussi, nous avons nos œuvres. L’œuvre de l’artiste, c’est ce qu’il a fait. On lui donne ce titre d’« œuvre » parce que l’action de l’auteur, en l’occurrence, prend une forme concrète, qui lui confère une forme d’immortalité. Mais l’œuvre – ou plus souvent, les œuvres – est aussi toute « action humaine jugée au regard de la loi religieuse ou morale ».
En ces termes-là, chacune de nos actions est une « œuvre ». Comme celles de l’artiste, certaines peuvent prendre corps dans la réalité et nous survivre. Créer une association caritative, un club sportif ou de loisir, une entreprise ou une start-up, un potager collectif, un parti ou un groupement politique, ce sont aussi des œuvres. Elles ont leurs créateurs. Ceux-ci sont des femmes ou des hommes susceptibles, eux aussi, de commettre des délits et d’être condamnés. Si c’est le cas, leurs œuvres doivent-elles disparaître de l’espace public pour la cause ? Personne, semble-t-il, ne le demandera, alors que la personnalité du créateur est plus que probablement liée à la nature de sa création.
Ils jugeront que, le juge ayant jugé, la sanction judiciaire suffit, que l’opprobre imposerait une double peine et que le public est assez lucide pour ne pas y voir un encouragement au délit.
Ces clubs ou associations décideront peut-être de ne plus mettre en évidence ou à l’honneur leurs créateurs. Ils estimeraient que l’honneur rendu au fautif risquerait d’être mal perçu : le public – et particulièrement les victimes, s’il en est – pourrait croire que la faute est minimisée, ignorée, voire excusée. Mais certains responsables ne défenestreront peut-être pas le portrait du président fondateur. Ils jugeront que, le juge ayant jugé, la sanction judiciaire suffit, que l’opprobre imposerait une double peine et que le public est assez lucide pour ne pas y voir un encouragement au délit.
Et si le moindre de nos actes méritait aussi le nom d’œuvre ? L’être humain étant tel qu’il est, chacun de ses actes, du plus banal au plus décisif, est forcément l’œuvre d’un imparfait. C’est-à-dire quelqu’un qui, dans son existence, a commis l’une ou l’autre faute, grave ou vénielle, connue ou inconnue, traitée ou non par la justice, condamnée ou acquittée.
Tous les gestes qui ont précédé ou qui seront posés après cette faute sont-ils pour autant dévalorisés, entachés d’une sorte d’infamie ? Et la dévaluation serait-elle proportionnelle à la gravité – estimée – de la faute ? Un service rendu, un acte de bravoure, s’ils sont dus à un fautif, voire à un délinquant qui a purgé sa peine, cessent-ils d’être un service rendu ou un acte de bravoure ?
Dans la vie courante, toutes les œuvres ne sont-elles pas ressenties, bonnes ou mauvaises, pour ce qu’elles sont dans les faits, sans lien nécessaire avec leur auteur ? Pourquoi les œuvres d’art requerraient-elles un autre traitement ?
Une chose est d’ériger une statue à la gloire d’un scélérat, même s’il dirige un État. Exposer une œuvre d’un condamné parce qu’elle a une valeur artistique en est une autre.
Sans être délinquants ni condamnés, les censeurs de notre temps n’en sont pas moins nécessairement « fautifs », eux aussi, comme tout le monde, ne fût-ce que de façon bénigne. Mais ne boycottons pas pour autant leur œuvre : si elle n’oublie pas les distinguos indispensables, une censure est sensée et bénéfique. Une œuvre utile, que ses auteurs n’hésitent d’ailleurs pas à surexposer. Jusque sur Fesses Book.
François-Xavier Druet, docteur en Philosophie et Lettres, enseignant e.r. du Collège d’Erpent et de l’UNamur
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