Carte blanche
Pourquoi maîtriser notre demande en métaux est capital pour la transition écologique (carte blanche)
L’approvisionnement en métaux est un enjeu majeur pour les Etats, afin de sortir de leur dépendance aux énergies fossiles, estiment Patrick Dupriez et Swen Ore (Etopia). Or cet aspect est peu évoqué dans le débat actuel. Il nécessiterait une politique de sobriété, considèrent les deux signataires.
Vous souvenez-vous du mythe de Prométhée qui vole le feu aux dieux afin de l’offrir aux hommes? S’il est puni par Zeus pour son brigandage, Prométhée est en fait un bienfaiteur pour les humains. Tel un Robin des Bois de la mythologie grecque, il prend aux forts pour donner aux faibles la connaissance, les arts et… la métallurgie, si essentielle au progrès.
L’approvisionnement en métaux est un enjeu majeur des États pour sortir de leur dépendance aux énergies fossiles et construire un système énergétique renouvelable. Ainsi, par exemple, le développement d’un réseau électrique décentralisé nécessite quantités de métaux dont l’extraction, dans les conditions actuelles, engendre des conséquences souvent désastreuses pour l’environnement, les populations et les travailleurs. Dans ce contexte, les métaux qui pouvaient être considérés comme « rares » deviennent « stratégiques » pour les États et les industries qui veulent sécuriser leurs approvisionnements. En témoignent les tensions géopolitiques et les conflits armés qui surgissent de part le monde.
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Actuellement, les stratégies européennes d’approvisionnement en métaux reposent sur trois piliers: sécuriser les sources primaires extérieures, (ré)ouvrir des mines intérieures et augmenter les taux de recyclage. Elles impliquent chacune des décisions politiques qui forcent les acteurs du marché à faire des choix technologiques, commerciaux et éthiques. Mais un quatrième pilier est nécessaire: la maîtrise de la demande. Et cet appel à la sobriété résonne de plus en plus dans le contexte actuel.
Les sources primaires de métaux ou l’illusion des mines durables
L’extraction minière, qui représente 88 % de la production globale de métaux, n’est pas une industrie comme les autres vu les dommages environnementaux et humains qu’elle occasionne partout sur la planète. Consciente de cette réalité, les entreprises du secteur investissent dans la recherche et le développement de procédés d’extraction plus propres, mais sur le terrain les choses changent peu. Alors, pour redorer son blason, le secteur minier communique en vert, mobilise de nouveaux concepts ou slogans – exploitation zéro émission, techniques minières modernes… – qui disent implicitement l’inavouable : les mines vertes et durables n’existent pas.
(Ré)ouvrir les mines en Europe, entre recherche d’autonomie, résistance et prise de conscience.
(Ré)ouvrir des mines en Europe contribuerait à nous affranchir d’une extrême dépendance envers des puissances économiquement et politiquement concurrentes. Certaines normes sociales et environnementales seraient fréquemment plus strictes et mieux respectées que dans les pays d’extraction actuels. En outre, on peut soutenir, comme le fait le journaliste Guillaume Pitron, que la relance des activités minières en Europe aurait la vertu de nous sortir de l’hypocrisie ou de l’aveuglement qui nous permet de consommer des biens sans nous soucier des immenses dégâts causés par leur production.
L’appétit métallique de l’industrie et les instabilités géopolitiques justifient déjà plusieurs projets de réouvertures de mines en Europe, posant également une série de problèmes :
- Au Portugal, plusieurs grands projets d’extraction du lithium ont reçu l’aval du gouvernement;
- En France, le code minier a récemment été réformé afin d’adapter le cadre juridique à la réouverture de mines, par exemple, pour l’exploitation de tungstène au cœur de l’Ariège;
- En Serbie, une révolte écologique mobilise près de 20 000 habitants de 22 villages en voie d’expropriation dans une zone riche en lithium convoitée par la multinationale anglo-australienne Rio Tinto.
Ces exemples illustrent un processus en marche. Pour autant, la conscientisation des consommateurs et l’adhésion des citoyens à la (ré)ouverture de mines dans nos territoires n’ont rien d’évidentes. L’exploitation minière peut reproduire les inégalités sociales et territoriales européennes sans rien changer aux modes de consommation. Dans un contexte de chômage et de précarité, des projets miniers peuvent apparaître comme des opportunités économiques et d’emplois pour certains territoires alors que les populations économiquement plus favorisées seront capables de protéger leur environnement proche. Ainsi, par exemple, à Norra Kärr au sud de la Suède, les habitants sont parvenus à faire reculer un projet d’extraction de terres rares et de zirconium soutenu par l’UE.
Les limites des promesses de recyclage des métaux
Si, théoriquement, près de 100 % des métaux sont recyclables, la faisabilité concrète et le coût réel du processus limitent fortement le potentiel de ce troisième pilier, a fortiori quand les concentrations sont faibles. Tant que les coûts du recyclage sont supérieurs aux prix des sources primaires de métaux, l’essor de ces filières n’est possible qu’avec une intervention publique forte. De facto, le taux de recyclage des métaux reste donc très faible.
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Face à la puissance de la Chine et dans un contexte d’idéologie libre-échangiste, l’Union Européenne a naïvement considéré qu’investir dans la recherche et l’innovation sur le recyclage des métaux (via son programme Horizon 2020) suffirait à l’émergence de nouvelles filières d’« économie circulaire ». Mais l’instabilité des prix du marché mondial empêche les innovations de sortir des laboratoires. Pour être crédible, l’UE doit donc réfléchir à d’autres types d’interventions comme légiférer sur les déchets, sur l’éco-conception et se doter d’obligations de proportion élevée de métaux recyclés. Elle pourrait également intervenir plus directement sur les marchés dans le cadre des projets d’intérêts communs européens qui autorisent une entorse au principe d’interdiction des aides d’Etat par le soutien à des acteurs privés disposant des infrastructures les plus performantes pour le recyclage de certains métaux stratégiques.
La sobriété : variable clé de l’équation ?
Merci Prométhée ! Les innovations technologiques foisonnent et certains rêvent de voir les problèmes écologiques – le réchauffement climatique en particulier – résolus grâce aux seules évolutions techniques. Mais la crise écologique globale s’enracine dans une forme d’inconscience de notre inscription dans la complexité des cycles bio- et géochimiques de la planète. La connaissance de ceux-ci est nécessaire pour nous permettre d’évaluer sous un nouveau jour les quantités de matières et d’énergie que la technique peut raisonnablement « remuer » – entre ciel et terre.
Les limites planétaires imposent de reconsidérer nos besoins et de maîtriser notre appétit en métaux
Autrement dit, les limites planétaires imposent de reconsidérer nos besoins et de maîtriser notre appétit en métaux. Comme pour l’énergie, la sobriété est une musique dissonante mais propre à donner le la de la transition. Pour les écologistes, c’est celui de l’ambition de préserver l’intérêt général en limitant les dérives du productivisme et de l’accumulation. Pour leurs détracteurs, c’est celui du cauchemar et de la peur de plonger dans la récession et la baisse du “niveau de vie” individuel et collectif.
Une politique de sobriété choisie implique un contrat social, une répartition équitable des efforts et nécessite du débat et des collaborations. Chaque secteur, chaque territoire met en place ses propres politiques d’achats en considérant la dimension, l’usage et la mutualisation. Aux pouvoirs publics dès lors de montrer l’exemple en repensant en profondeur leurs marchés et choix d’équipements mais aussi en soutenant les alternatives sociétales justes. La robustesse et la réparabilité des technologies peuvent alors prévaloir sur le prix ou la puissance potentielle.
A titre d’exemple, dans un de ses scénarios pour une Belgique climatiquement neutre d’ici 2050, le SPF Santé publique que la conjonction des reports modaux (mobilité douce et transports en commun) et de voitures mieux partagées permettraient au parc automobile de passer de 6 à moins de 2 millions d’unités en Belgique sans impacter fondamentalement la qualité de vie des belges, bien au contraire.
Si la consommation d’énergie fossile est aujourd’hui intégrée concrètement aux stratégies de développement durable, celle du métal reste largement impensée. La numérisation ou les panneaux publicitaires digitaux, par exemple, se parent facilement des faux-semblants de l’immatériel… Inscrire la contrainte métallique dans nos stratégies de développement territorial et économique serait pourtant un outil pertinent de prévention des crises à venir.
Il faut saluer en ce sens le plan économie circulaire belge développé par la ministre du développement durable autour de l’écoconception des produits, de la suppression des produits à usage unique, d’un indicateur de réparabilité au moment de l’achat, etc. et espérer qu’aboutisse son projet d’observatoire destiné à analyser les flux de matières premières vers, dans et depuis la Belgique.
Comme souvent dans l’histoire, les guerres et tensions géopolitiques éclairent les dépendances en ressources et contraignent les Etats à adopter en urgence des mesures de rationnement au nom de l’effort collectif. C’est le cas pour le gaz à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Il y a cependant une autre guerre en cours qui mériterait des actes forts et concertés : une guerre contre le vivant. Pour y survivre, nous avons besoin de changements politiques structurels préservant, voire renforçant la cohésion sociale.
N’oublions pas la suite du mythe de Prométhée : Zeus dut apporter la justice aux humains pour que le progrès et l’innovation ne les perdent pas…
Patrick Dupriez, co-président d’Etopia
Swen Ore, conseiller à la prospective
Le titre est de la rédaction. Titre original: « Maîtriser notre demande en métaux. L’impensé capital de la transition écologique«
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