Carte blanche
«On en viendrait presque à croire que la statue sera détruite par une meute de femmes furieuses»
La secrétaire d’État bruxelloise Ans Persoons réagit à la polémique suscitée par le déplacement prévu de l’œuvre d’art bruxelloise La Maturité, située près de la gare centrale.
« Woke-isme fanatique», «Trumpisme», «Enlever une statue, c’est bruler un livre», «Sinon, coupez-lui les couilles, il pourra rester». Il y a de fortes chances qu’au cours des derniers jours vous ayez lu ou avez vu passer par-ci par-là des articles sur le monument «La Maturité», de Victor Rousseau. Le Gouvernement bruxellois a en effet pris une décision dans lequel est écrit que cette sculpture reflète une «vision patriarcale de la famille».
Le patriarcat a 99 problèmes, mais cette statue n’en fait pas partie
Le patriarcat fait couler beaucoup d’encre. Sur Instagram et Facebook, il est depuis peu à nouveau permis de décrire les femmes comme des «objets» ou des «biens». Aujourd’hui encore, le viol se solde encore trop souvent par un acquittement. Dans de plus en plus de pays, le droit à l’avortement est remis en question.
Mais ce n’est pas la raison pour laquelle il y a eu tant d’agitation. Comment peut-on oser écrire qu’une statue vieille de cent ans reflète une vision patriarcale? C’est scandaleux! Woke! On en viendrait presque à croire que la statue sera détruite par une meute de femmes furieuses munies de marteaux.
Et pourtant, il n’est pas question d’iconoclasme. Au contraire, la statue sera protégée, restaurée et relocalisée. Tout comme, par le passé, de nombreuses fontaines et monuments bruxellois ont été transférés sur une autre place ou dans un autre parc lors d’un réaménagement répondant aux enjeux urbains de leurs temps.
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Tout doit rester figé dans le passé
Jusqu’à récemment, vous n’aviez probablement jamais entendu parler de La Maturité. Ce monument composé de plusieurs sculptures est pourtant en train de dépérir quelque part derrière la Gare Centrale de Bruxelles. Et personne ne s’en souciait jusqu’il y a peu…
Revenons sur les faits. L’espace public autour de la jonction Nord-Midi est aujourd’hui gris, minéral, sans âme et peu attractif. Il ne répond pas aux enjeux urbains actuels de résilience climatique, d’accessibilité, de connexion urbaine, d’espace de rencontre,… La Ville de Bruxelles entend cependant y remédier et a ainsi lancé un concours remporté par l’architecte paysagiste Bas Smets pour repenser l’ensemble de l’axe afin que cet ancien tracé ferroviaire ne soit plus une barrière dans la ville, mais devienne un lieu de vie et de connexion qualitative entre le Haut et le Bas de la ville.
Son intention: transformer l’espace public entre Bozar et la Gare Centrale en une véritable place urbaine, en y créant un jardin planté d’une canopée d’arbres et de plantes. Ainsi, les personnes ne se contenteront plus de traverser cet espace pour rejoindre rapidement leur train, mais y trouveront un véritable lieu de vie, de tranquillité et de fraîcheur. L’intégration du Monument la Maturité dans les nouveaux plans s’est avérée difficile et la Ville a dès lors décidé de déplacer la sculpture. Jusque-là, tout le monde est content.
Jusqu’à ce que la Commission royale des Monuments et des Sites se penche sur les plans du projet. Scandale! Ils introduisent alors une demande de classement auprès du Gouvernement bruxellois. Pas seulement pour le monument, mais pour tout ce square minéral et gris. Rien ne doit changer. Tout doit absolument rester comme par le passé. Et surtout, ne pas planter d’arbres, car il n’y en avait pas non plus, il y a cent ans.
Le Gouvernement bruxellois a ensuite, au regard d’études historiques et analyses factuelles d’experts, rejeté la demande de classement et a décidé de protéger le monument en raison de sa valeur historique en l’inscrivant sur la Liste de Sauvegarde. Concrètement, cela signifie que la Maturité peut être déplacée, mais qu’elle doit aussi être restaurée et transférée vers une autre place ou dans un autre parc.
Afin de justifier cette décision, de nombreux arguments ont été invoqués: Rousseau n’avait pas conçu l’œuvre spécifiquement pour ce site et mentionnait lui-même qu’il n’était pas satisfait de l’emplacement qui lui avait été attribué il y a cent ans; ses multiples œuvres sont surreprésentées dans la capitale; l’analyse urbanistique du site qui relève les difficultés de l’intégrer dans les nouveaux plans, et oui – accrochez-vous – la «vision patriarcale de la famille» est également mentionnée.
Rousseau n’avait pas conçu l’œuvre spécifiquement pour ce site et mentionnait lui-même qu’il n’était pas satisfait de l’emplacement qui lui avait été attribué.
Calmez-vous
Vous devez maintenant vous demander pourquoi vous ne lisez ces faits nulle part. Pourquoi tant d’hommes montent leur colère sur les barricades et pourquoi je suis inondée de haine sur les réseaux sociaux?
Certains médias d’information raffolent des discussions juteuses sur le woke. C’est sur cela que les lecteurs cliquent, partagent, réagissent. Et les émotions sont évidemment plus importantes que les faits, nous devrions tous le savoir maintenant.
Personnellement, cela me décourage. On ne peut pas, d’une part, écrire avec inquiétude que la montée de l’extrême droite et du totalitarisme est une menace pour nos libertés (et la liberté de la presse) et, d’autre part, attiser toutes les discussions «woke» possibles. En réalité, l’exactitude des informations et la vérification des faits sont bien importantes.
Et aux nombreux hommes politiques qui m’accusent de «brûler des livres», de «pratiques trumpiennes» et de «fanatisme woke»: calmez-vous. Je vous présente mes excuses pour vous avoir traités d’hystériques plus tôt, j’avais oublié que cet adjectif nous était réservé à nous, les femmes. Au fait, rassurez-vous. On ne touchera pas à vos statues, à vos «couilles» ou à vos privilèges. Tous ceux qui suivent l’actualité savent que les droits des femmes sont à nouveau remis en question dans de nombreux pays.
J’ose espérer que votre indignation sera toute aussi forte à ce moment-là…
Texte original de la secrétaire d’Etat à la Région de Bruxelles-Capitale, chargée de l’Urbanisme et du Patrimoine
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