Juliette Debruxelles
Les toilettes, nouvel eldorado d’une intimité solide et décomplexée?
La honte de déféquer est vieille comme le monde mais revient en force sur les réseaux sociaux. Pourtant, les WC pourraient bien être l’endroit où selles riment avec sincérité relationnelle.
Rayon couple et sexualité, les réseaux sociaux ressortent un marronnier: la honte de déféquer. On ne parle même pas de lieux d’aisance dont la porte est laissée ouverte en présence de son ou sa partenaire, mais de toilettes éloignées de la chambre et du canapé qui pourtant paralysent l’usager. Une turbulence intime vieille comme le monde qui revient ponctuellement, comme c’est le cas en ce moment sur la Toile. Entre capsules humoristiques et conseils pratiques, la chose universelle passionne sans jamais rien inventer. Une histoire de honte et de pudeur ancestrales qui n’a rien d’innocent et qui peut aller jusqu’à perturber la sexualité. OK pour faire entrer des choses ou des membres dans la bouche ou le sexe de l’autre, mais pas question d’imaginer que quelque chose puisse en sortir! Et quid de s’agiter souplement sous les draps lorsqu’on contracte ses sphincters comme si sa vie en dépendait?
Ce n’est pas tant le bruit ou l’odeur qui poseraient problème, mais bien la charge symbolique historique que représente l’acte de déféquer. Cette honte trouve ses racines dans des siècles d’interprétations moralisatrices et de normes sociales rigides. Le combat entre pureté et souillure, entre honte et soulagement se trouve chargé d’émotions conflictuelles.
Dans notre aspiration à la perfection, nos intestins nous rappellent que nous restons des êtres biologiques et fangeux.
Michel Foucault se penchait sur la manière dont les corps sont soumis à des dispositifs de pouvoir qui régulent nos pratiques intimes, y compris celles qui relèvent de l’usage des toilettes. Georges Bataille voyait dans la transgression –même celle de laisser libre cours à un besoin naturel– une porte ouverte vers l’authenticité de l’être, en dépit des conventions sociales. Des réflexions philosophiques et sociologiques qui éclairent notre honte contemporaine, montrant qu’au-delà de l’acte lui-même, c’est une lutte contre une forme d’autocensure et de contrôle imposé par la culture qui se joue. Le dernier bastion, à l’heure où vendre des photos de ses pieds ou de ses cuisses bien écartées est devenu commun.
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Le partage de l’espace induit par l’intimité sexuelle –qu’il s’agisse d’un coup d’un soir ou d’une relation affirmée– s’étend donc jusqu’à la salle de bains. Des partenaires orchestrent la logistique des passages aux toilettes comme un rite codifié (pas question que l’autre entre à son tour dans la demi-heure, musique tonitruante obligatoire, vaporisation préventive de parfum à 2.000 balles le litre…). Le simple fait d’ouvrir la porte de la salle de bains peut déclencher une avalanche de questions existentielles sur la propreté, la pureté, la pudeur, et même l’amour. L’enjeu est d’autant plus délicat qu’il touche à la vulnérabilité absolue. Dans un «couple», admettre ses besoins physiologiques les plus élémentaires, c’est exposer une part de soi jusque-là secrète. Les annales des réseaux sociaux et des dîners entre copines regorgent d’anecdotes édifiantes sur la honte associée à la défécation. Et si les hommes sont autant concernés que les femmes, ces dernières subissent une pression sociale particulière: le «syndrome de la princesse» qui ne fait jamais ses «grands besoins». Dans le schéma de la perfection à laquelle nous aspirons, nos intestins jouent un rôle primordial: ils nous rappellent que, malgré nos prétentions, nous restons des êtres biologiques, vulnérables et fangeux.
La solution ne réside pas dans l’élimination du tabou, mais dans sa transformation. Il s’agit de déconstruire des siècles de conditionnement. D’arrêter de se rendre malade, de se retenir, de trouver des prétextes pour s’absenter et de tendre vers une réelle complicité. Les WC pourraient bien être le nouvel eldorado d’une intimité solide et décomplexée. Un endroit où selles riment avec sincérité relationnelle.
Juliette Debruxelles est éditorialiste et raconteuse d’histoire du temps présent.Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici