Franklin Dehousse
Les rouages cachés de l’Europe: le bourbier de l’énergie (chronique)
Dans les affaires européennes, le discours diffère souvent de la réalité. Dans l’énergie, il en diffère même grandement. En 1952, le traité Ceca a couvert le charbon, pas le reste. En 1957, après la crise de Suez, les dirigeants avaient conscience de la grande dépendance extérieure du continent. D’où le projet d’un fort développement de l’énergie atomique. Toutefois, ils n’ont pu définir une approche commune. Il a fallu conclure un traité particulier. L’Europe se retrouvait ainsi avec trois traités sur l’énergie: Ceca pour le charbon, Euratom pour l’atome et CEE pour le reste. Pas vraiment une solution efficace. De plus, les promesses d’Euratom n’ont jamais été tenues, car le traité fut immédiatement victime d’une interprétation déviante et réductrice.
Sur l’énergie, il n’y a pas plus de consensus des chefs de gouvernement qu’entre les commissaires.
Lors des chocs pétroliers des années 1970, l’Europe n’a pas réussi à adopter une approche commune. Les Etats membres sont entrés en compétition pour se procurer du pétrole (toute ressemblance avec une situation actuelle n’est pas une coïncidence). Par la suite, la diversification des fournisseurs, puis la montée progressive du pétrole et du gaz de schiste, ont réduit la perception du problème. En 2007, le traité de Lisbonne a limité la portée du marché unique dans l’énergie. Il ne peut, en effet, «affecter la structure générale de l’approvisionnement énergétique» des Etats. De façon plus fondamentale, il maintient aussi l’exigence de l’unanimité sur toute la fiscalité, spécialement environnementale. Tout cela créa un marché unique de l’énergie inachevé, incompréhensible, sans fiscalité commune et géré par 27 régulateurs nationaux.
Le choc énergétique actuel, provoqué par la guerre en Ukraine mais aussi le flou de la stratégie climatique européenne, qui inhibe les investissements, survient donc dans un bourbier inadapté. Il est encore aggravé par la médiocrité des dirigeants actuels. De façon sidérante, la Commission n’a pas mené d’analyse sérieuse après l’invasion russe de février. Pourtant, dès ce moment, la manipulation russe de la rareté du gaz indiquait la nécessité absolue des économies d’énergie. Chacun se réveille en automne, sans vrai programme d’action. La prospective, sous Jacques Delors, relevait largement d’experts extérieurs et fonctionnait très bien. José Manuel Barroso, toujours médiocre, en a fait un service pour nommer des amis. Ursula von der Leyen en a fait un commissaire. A chaque fois, cela sombre davantage.
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L’Europe subit ainsi un système institutionnel bâtard, où la Commission se prononce sur les propositions des Etats membres (notamment le célèbre prix maximal du gaz, avancé par quinze Etats sans étude sérieuse et pour impressionner l’électeur) plutôt que de pousser les siennes. Charles Michel a tenté de reporter la responsabilité sur la Commission, mais le Conseil européen n’a rien réalisé non plus. Il n’y a pas plus de consensus des chefs de gouvernement qu’entre les commissaires. Quant au Parlement européen, il semble plus soucieux de pousser une série de nominations véreuses entre partis qu’une réelle stratégie de l’énergie.
Si la guerre en Ukraine persiste, et si l’hiver est rude, coincée entre von der Leyen l’aveugle, Michel le paralytique et Metsola l’irrelevante, l’Europe risque de se réveiller avec une vraie rupture des services.
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