Mélanie Geelkens
La sacrée paire de Mélanie Geelkens | Pourquoi diable les femmes se cachent la tête en prenant un selfie devant un miroir?
Après la «bouche en cul de poule», voici désormais la mode du selfie dans un miroir… en se cachant la tête derrière un smartphone. Une tendance quasi exclusivement féminine. Objectification volontaire de son corps ou réappropriation de ses limites?
Les ascenseurs, les salles de bains, les toilettes, les vitrines… Tout endroit comportant une surface réfléchissante a désormais acquis un usage détourné: salle de selfies. Avec ou sans bouche en «cul de poule», pour reprendre l’appellation courante de cette mimique désormais mondialement partagée. Mais les moues ont désormais cédé leur place, dans ce monde instagrammable, à une autre posture: avec le smartphone pile devant le visage.
Posture quasi exclusivement féminine. S’il n’est pas rare d’observer, par exemple, des selfies de messieurs face aux miroirs d’un Basic-Fit, ces derniers ne prennent généralement pas la peine de cacher leur tête –même transpirante– à l’aide de leur téléphone, non. Sans doute cette tendance est-elle née sur les sites de Shein ou Zara, où le portable éclipse très souvent les faciès, histoire que le regard se porte davantage sur les vêtements que sur les minois, un peu de la même façon qu’il est demandé aux mannequins, lors des défilés, de ne point sourire. Ces plateformes sont là pour écouler de la fripe, pas pour contempler la beauté des traits.
«Qu’on leur coupe la tête, qu’il n’en reste que des corps!»
La fast-fashion a ainsi infusé les cerveaux féminins jusque dans les poses. Louise, 13 ans, qui pratique assidûment, ne sait guère expliquer pourquoi elle fait disparaître sa binette derrière son écran –«bah, euh, je sais pas, tout le monde le fait» (ah!, le verbiage adolescent)–, mais cela se produit habituellement lorsqu’elle souhaite partager son «outfit du jour».
Des sentiments contradictoires se mêlent ici. Enervés, d’abord. Tous les tontons beaufs de l’univers n’ont désormais même plus besoin d’égayer les repas de famille de leurs classiques blagues grasses mêlant luxure et coussin: sous le regard virtuel et concupiscent de ces messieurs, les femmes se décapitent désormais volontairement.
Pis, elles contribuent à l’objectivation de leur enveloppe charnelle. Qu’on leur coupe la tête, qu’il n’en reste que des corps! Des porte-manteaux, puisque de toute façon, personne ne s’intéresse en général trop à leur cerveau. Le paraître avant l’être, l’apparence avant l’intelligence. Franchement, c’est un peu rageant de constater l’intégration de ce stéréotype genré même au sein de consciences préadolescentes. A partir de quel âge cette hyperconscience féminine de soi commence-t-elle donc à être incorporée?
Mais une pointe ambivalente d’espoir s’immisce ici. Car si le «selfie tête cachée» (comment le surnommer?) témoigne certainement de l’hypersexualisation des corps féminins, de cette injection constante au dévoilement, il se révèle peut-être aussi signe d’une limite, d’une réappropriation, d’un mécanisme de protection. Se dévoiler, certes (puisque c’est ainsi qu’une fille se sent socialement valorisée), tout en cachant certains pans d’elle-même. Pas de pression d’afficher un visage parfait, un sourire Colgate, un regard aguichant, le corps seul assume les regards. Bref, se montrer tout en ne montrant pas tout.
Un geste féministe, au fond? Une manière de jouer avec les codes, de détourner cet impératif de dévoilement de soi, de donner sans être possédée? Un nouvel exemple, surtout, de toutes ces injonctions contradictoires qui pèsent décidément sur les femmes. Etre tout à la fois et son contraire, telle est la condition féminine.
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