Christophe Leroy
Smileys «mort de rire», insultes, violence gratuite: il est grand temps que les réseaux sociaux rendent des comptes (humeur)
Ce n’est pas nouveau, mais c’est de pire en pire: il n’y aura bientôt plus rien de social dans les réseaux dits sociaux, déversoirs d’attaques et de moqueries toujours plus vives. Faut-il sévir davantage?
«Dans 50 ans, on se foutra royalement de la gueule de ce genre d’articles écrits par des débiles mentaux.» La phrase est lâchée sous le post Facebook d’un petit article récemment consacré à l’opération du Vif en faveur de la biodiversité, En mai, tonte à l’arrêt. L’auteur du commentaire se reconnaîtra peut-être, ou ricanera même, sans doute, de retrouver son commentaire dans ce texte. Qu’importent les critiques envers la démarche décrite: chacun est libre d’y adhérer ou non, de la juger superflue, d’y consacrer du temps de lecture ou au contraire, de passer son chemin. Ce n’est pas non plus le droit à la critique sous un article de presse qui est ici pointé du doigt. Ni même l’attaque en tant que telle qui, finalement, importe peu. C’est le lot de nombreux métiers, dont celui de journaliste, et des collègues reçoivent des commentaires bien pires que ceux-là (des propos inimaginables) sur les réseaux sociaux.
Ce qui est surtout sidérant, c’est d’abord de constater que cette virulence s’applique aussi à des sujets bienveillants et qui n’ont absolument rien de «polarisant». Dans son spectacle Humanity, l’excellentissime Ricky Gervais prenait judicieusement l’exemple absurde d’une personne qui, passant devant un panneau publicitaire pour des cours de guitare, appellerait le numéro de téléphone renseigné et dirait:
– Are you giving guitar lessons ?
– Yes
– Well, I don’t fu***ng want it !!
On en est exactement là.
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Il est sidérant, aussi, d’observer la violence avec laquelle, de manière plus générale, une partie de la population et des internautes réagissent systématiquement aux informations liées à la nature, au climat, à la planète sur laquelle ils vivent. On peut citer les smileys «mort de rire» sous les articles qui alertent, parfois même sans catastrophisme, sur les effets du réchauffement climatique, sur les océans de plastique, sur l’état de la biodiversité. Que ces personnes-là se rassurent: ce ne sont même pas les sujets qui génèrent le plus de clics, loin de là. On pense aux smileys «fâché» qui ne s’adressent visiblement pas aux pollueurs, aux contrevenants, aux destructeurs de vie à grande échelle, mais à ceux qui tentent, à leur niveau, de faire bouger certaines lignes, y compris pour le bien des personnes qui les attaquent. Faites l’exercice: prenez n’importe quel article sur de telles thématiques, et observez la proportion d’interactions moqueuses ou agressives par rapport à l’ensemble: c’est tout simplement désespérant.
Le piteux état des «standards de la communauté»
Il est sidérant d’assister à la violence gratuite qui s’accumule vis-à-vis de sujets particulièrement graves sur les réseaux sociaux. Combien de fois, après des signalement évidents d’incitation à la haine, au suicide et autres, n’a-t-on pas reçu une notification de Facebook indiquant qu’«après examen», ce commentaire «n’allait pas à l’encontre des standards de notre communauté»? C’est en effet ce que l’on obtient en pointant, par exemple, celui d’un internaute remerciant les «héros» qui ont tabassé un participant de la Brussels Pride. Peut-on concevoir le piteux état desdits «standards» et de ladite «communauté» ? Ce mot a-t-il même encore un sens?
Il est sidérant, enfin, de constater qu’au-delà des individus en tant que tels, qui font preuve d’improbables états psychiques derrière leur écrans, ce sont les algorithmes des réseaux soi-disant «sociaux» qui encouragent, attisent, starifient leur rage démesurée, leurs rancœurs, leurs attaques. Combien de fois n’a-t-on pas constaté que les «commentaires les plus pertinents», selon la définition de ces algorithmes, étaient non seulement les plus inutiles, mais aussi les plus offensants et insultants? Peut-on imaginer une définition pour cette «pertinence»?
«Le pire n’est pas tant que les réseaux sociaux se fassent les porte-voix d’internautes toxiques. Mais qu’ils considèrent que ces comportements sont ceux qu’il faut mettre en avant.»
Répondre à de tels commentaires, c’est ouvrir la vanne aux insultes encore plus appuyées et se laisser envahir d’une nocivité dont on se passerait volontiers. Ne pas y répondre revient à laisser la main aux algorithmes des réseaux sociaux, et donc à déserter le terrain, élargissant le boulevard de «rageux» qui trop souvent s’ignorent, ou n’ont pas toujours conscience de la portée de leurs likes, de leurs commentaires assassins. Alors, que faire? Il est tentant de choisir la première option. Car, que d’énergie consacrée à tenter, souvent vainement, d’expliquer les choses individuellement et sans prétention, en réaction à des commentaires qui gangrènent littéralement les réseaux sociaux.
L’existence de ces comportements prouve sans doute que c’est dans la nature humaine. Et qu’il importerait donc de ne pas en faire une histoire personnelle. Mais ce n’est pas si simple. Leur récurrence et leur tolérance sur les réseaux sociaux prouvent aussi qu’il est grand temps, au-delà des individus, de confronter les développeurs ou détenteurs d’algorithmes aux conséquences sociétales délétères qu’ils occasionnent, aux conflits qu’ils attisent, aux moqueries qu’ils propagent indirectement. Le pire n’est pas tant que les réseaux sociaux se fassent, entre autres, les porte-voix d’internautes toxiques. Mais qu’ils considèrent en plus, sur la base d’innombrables calculs, que ces comportements sont ceux qu’il faut mettre en avant.
Réseaux sociaux: une permissivité inouïe
Les lignes qui suivent s’apparentent, en quelque sorte, à une prémonition, ou à une mise en abyme du sujet. Le fait même que le présent article soit publié sur les réseaux sociaux va générer exactement ce qu’il dénonce sous le post concerné. L’internaute y verra des «mort de rire», des commentaires moqueurs, peut-être insultants, que certains internautes fort occupés ou non auront pris le temps d’écrire. Il y a quelques années, un expert invité à commenter l’élection de Donald Trump avait eu cette phrase marquante: «Les Américains ne vont pas nécessairement l’élire parce qu’ils le veulent, mais parce qu’ils le peuvent.» Eh bien, bon nombre d’internautes ne distillent pas leur violence gratuite parce qu’ils le veulent au plus profond d’eux-mêmes – qui se lève le matin avec, au milieu de son agenda, une ligne indiquant «insulter la Terre entière sur Facebook?» – mais parce qu’ils le peuvent.
C’est notamment la raison pour laquelle le groupe Roularta, dont Le Vif fait partie, décida il y a quelques années de supprimer le module de commentaires sur son site web. Les géants derrière les réseaux sociaux, eux, se soucient visiblement bien peu des dégâts que cause la permissivité inouïe de leurs plateformes. Elles cautionnent, non plus le droit à la liberté d’expression, mais le règne de l’insulte permanente, usante. A une époque où des générations grandissent dans cette toxicité numérique, le phénomène est devenu bien trop grave pour que ces acteurs se retranchent derrière un disclaimer.
La récente législation européenne sur les services numériques, le Digital Service Act, ambitionne de créer «un environnement en ligne sûr, prévisible et fiable, […] dans lequel les droits fondamentaux sont efficacement protégés.» Le texte prévoit notamment des obligations de transparence en matière de modération des contenus, mais aussi «le retrait rapide des contenus qui ont fait l’objet d’une notification ou le blocage de l’accès à ces contenus, en particulier en ce qui concerne les discours haineux illégaux ou la cyberviolence.» Une intention louable, mais qui ne règle pas pour autant la question de l’exposition perpétuelle et involontaire – à moins de quitter les plateformes en question – à des propos potentiellement dévastateurs mais jugés légaux. L’IA est pourtant déjà capable de décrypter un message dont la tonalité, indépendamment des mots choisis, s’avère offensante. Plutôt que de l’utiliser exclusivement pour grignoter nos temps de cerveaux, ne serait-il pas temps de la mettre au service d’une potentielle fonction de «lecture ouverte et apaisée», permettant aux usagers non seulement d’échapper à la prison des algorithmes (et donc de s’ouvrir à d’autres contenus que ceux qui les confortent), mais aussi d’éviter en amont toute toxicité?
A défaut de cela, les artisans des algorithmes enfermant les esprits devront tôt ou tard être tenus pour responsables, dès la conception même de tels outils, de la déliquescence du débat public. A supposer que la notion même de débat, en tant qu’échange serein de points de vue, y survive dans cet intervalle.
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