Carte blanche
En temps de famine, la vie des filles a moins de valeur (carte blanche)
Une crise alimentaire mondiale menace la vie de millions de filles, affirme Sven Coppens, directeur régional pour l’Afrique de l’Ouest et de l’Afrique centrale chez Plan International. Ce désastre à l’ampleur grandissante reste largement ignoré, noyé dans le reste de l’actualité, alors que son impact sur les filles se fait sentir chaque jour davantage. Une fois de plus, l’attention portée à l’inégalité de genre passe au second plan en temps de crise
C’est une vérité qui dérange : les femmes et les filles sont les plus durement touchées par l’insécurité alimentaire et la famine. En raison des normes sociales dominantes qui accordent plus de valeur aux garçons qu’aux filles, les filles sont généralement les dernières à manger lorsque la nourriture vient à manquer, et, de facto, ce sont elles qui mangent le moins. Une réalité déjà abordée par ONU Femmes en 2015.
70 % des personnes en situation d’insécurité alimentaire dans le monde sont des filles et des femmes. Malheureusement, dans un monde où on estime qu’il faudra encore au moins 135 ans pour atteindre l’égalité de genre, la question de savoir si les femmes – et en particulier les adolescentes – ont plus faim que les hommes tient plus de la question rhétorique. Et les conséquences sont graves et souvent imprévues.
Les filles ont moins besoin de manger que les garçons
Je vous emmène dans la région du Sahel, en Afrique de l’Ouest et en Afrique Centrale. Plus de 30 millions de Sahélien.ne.s au Burkina Faso, dans le nord du Cameroun, au Tchad, au Mali, au Niger et dans le nord-est du Nigéria auront besoin, de manière vitale, d’aide et de protection en 2022. Une augmentation de près de deux millions par rapport à 2021.
Avec l’aggravation rapide de la crise dans la région du Sahel, les besoins humanitaires dans la région atteignent des sommets sans précédent. Les conflits, les chocs climatiques et la pauvreté endémique mettent des millions de personnes en danger. Les filles et les femmes sont particulièrement touchées.
Aibata, 17 ans, vit près de Kaya, au Burkina Faso. « C’est difficile pour moi de suivre des cours quand j’ai faim. Quand je ne mange pas à ma faim, je me sens triste et mes pensées sont ailleurs. Je mange les biscuits qu’ils nous donnent là-bas (dans les salles de classe de Plan International), mais ce n’est pas suffisant. »
Le manque d’accès à une alimentation assurant un apport nutritionnel suffisant peut retarder la croissance des enfants et avoir des répercussions importantes sur le développement du cerveau, compromettant leur éducation et leur santé. Les adolescentes ont, de plus, un besoin plus important de fer, en raison de leurs menstruations. Et si elles tombent enceintes, elles sont exposées à un risque encore plus élevé de malnutrition.
Cependant, les filles et les femmes sont souvent confrontées à des normes sociales et culturelles qui ne leur permettent pas d’exprimer leurs besoins, et doivent dès lors se passer de nourriture. Traditionnellement, on estime qu’elles « ont moins besoin de manger » que les garçons et les hommes.
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Nasrin, une jeune fille de 15 ans originaire du Soudan du Sud, a un frère aîné qui est infirmier et lui laisse un peu d’argent pour acheter de la nourriture, mais elle ne mange qu’une fois par jour. Nasrin explique la situation : « Quand l’argent […] vient à manquer, j’ai trop peur de l’appeler et de le lui dire, car j’ai peur qu’il ne dise que j’ai gaspillé l’argent. Alors je préfère avoir faim. »
Ce problème, on le retrouve dans le monde entier. J’aurais aussi pu vous emmener dans d’autres régions du monde où se jouent ou menacent de se jouer les mêmes scènes. La République démocratique du Congo, les pays de la Corne de l’Afrique ou encore le Myanmar et Haïti. La liste s’allonge de jour en jour, notamment en raison de la pandémie de COVID-19 et du conflit en Ukraine.
Survivre aux dépens des filles et de leur avenir
Si le monde n’y prête pas attention, les près de 200 millions de personnes vivant dans les régions du monde où la faim se fait le plus sentir deviendront juste une statistique vite oubliée. Et la grande majorité de ceux et celles qui souffrent le plus des ‘dommages collatéraux’ sont les filles et les jeunes femmes. Parce que la faim n’est pas le seul problème.
Plus l’insécurité alimentaire augmente, plus nous voyons des filles, en particulier des adolescentes, êtes contraintes d’abandonner l’école et ne plus y retourner. Parce qu’on fait plus appel à elles pour s’occuper de leurs jeunes frères et sœurs, par exemple, afin que les parents puissent travailler ou chercher de la nourriture.
Pour les adolescentes, la pénurie alimentaire s’accompagne souvent d’un risque accru de mariage (forcé) précoce, et dès lors de grossesse précoce
Quand la nourriture se fait rare, les familles recourent davantage à des stratégies de survie négatives qui s’accompagnent de certains risques. Le travail des enfants est en augmentation, parce que les familles tentent désespérément d’augmenter leurs revenus pour faire face à la hausse du coût de la nourriture.
Pour les adolescentes, la pénurie alimentaire s’accompagne souvent d’un risque accru de mariage (forcé) précoce, et dès lors de grossesse précoce. J’ai écouté attentivement les adolescentes, et la grande majorité d’entre elles ont confirmé que leur vulnérabilité est étroitement liée à la situation économique de leurs familles.
Les filles et les jeunes femmes sont beaucoup plus exposées à diverses formes de violence sexiste. Au Somaliland, elles ont déclaré au personnel de Plan International que les viols et autres formes de violence sexuelle sont en augmentation, alors que le pays fait face à sa pire sécheresse en 40 ans.
Les femmes et les filles du Sahel sont également confrontées à un risque généralisé et croissant d’enlèvement, de mariage forcé, d’abus sexuels et de viol. Elles se retrouvent ainsi dans une double spirale de faim et de violence.
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Quand la faim menace, ce sont les filles qui souffrent le plus. Et c’est un fait que les garçons et les hommes doivent regarder en face. Reconnaître ces inégalités de genre ne signifie pas que l’impact de la pénurie alimentaire n’est pas tout aussi important pour eux. Il s’agit de reconnaître explicitement les nombreux obstacles supplémentaires que les filles et les jeunes femmes doivent surmonter. Tant pour accéder à une nourriture de qualité et suffisante que pour se prémunir contre les conséquences secondaires de cette pénurie.
Reconnaître ces obstacles est la première étape pour parvenir à des solutions durables et plus équitables.
Code rouge
Mais l’urgence est là. Plan International a annoncé un « Code rouge » mondial le 28 juin. Cela signifie que la crise de la faim devient une priorité absolue pour l’ensemble de l’organisation et que les ressources disponibles seront réorientées pour lutter contre les conséquences de la famine. C’est pourquoi une campagne a été lancée en Belgique pour récolter des fonds supplémentaires.
L’objectif est de financer des interventions vitales, comme une aide financière directe aux familles touchées, des repas scolaires et la fourniture de suppléments alimentaires. En outre, nous développons des activités de protection des moyens de subsistance, dans le but de renforcer l’élevage et l’horticulture.
Plusieurs organisations humanitaires font de même, mais nous avons besoin de plus de soutien. La communauté internationale doit fournir d’urgence au moins 21,5 milliards de dollars pour empêcher 49 millions de personnes de basculer dans la famine, renforcer la résilience de 137 millions de personnes et prévenir les violences basées sur le genre.
Dans la mesure du possible, la priorité devrait être donnée au soutien d’actions menées au niveau local. Si on veut s’attaquer de manière structurelle aux conséquences de la pénurie alimentaire, les organisations locales, y compris celles dirigées pour et par les jeunes, devraient se voir attribuer un rôle central dans la prise de décision sur les solutions à mettre en œuvre.
Les ressources de la solidarité internationale et de l’aide d’urgence, y compris pour faire face à la famine, ne doivent pas être utilisées pour faire face aux conséquences directes du conflit armé en Ukraine. Ces deux situations nécessitent une approche ciblée avec des ressources spécifiques, distinctes et nouvelles.
Pour Plan International, l’aide d’urgence ne suffit pas. La lutte active pour l’égalité entre filles et garçons, même en période de pénurie alimentaire ou d’autres crises, fait partie intégrante de notre démarche. La subordination structurelle des filles dans tous les domaines doit être démantelée à jamais.
Abandonner n’est jamais une option. Nous n’arrêterons pas tant que toutes les filles ne seront pas libres !
Sven Coppens est directeur régional pour l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale chez Plan International. Il collabore depuis plus de dix ans à des projets dans la région, et contribue aujourd’hui aux opérations humanitaires en réponse à la famine.
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