Laurent Raphaël
La Foire du livre, une occasion de rappeler que la littérature agrandit les êtres et le monde
Menacé par le poujadisme ambiant autant que par les écrans, le livre offre des bienfaits inestimables. Petite piqûre de rappel à l’occasion de la Foire du livre.
«Je me rendais compte, m’ouvrant au monde, qu’il n’existe sans doute pas d’asservissement plus grand que celui d’une vie sans livres et qui, sans nous rendre forcément inconscients de nos manques et de notre malheur, mais en nous privant de repères et de cadre, en nous rendant incapables de décrypter le monde et de nommer précisément les choses, nous condamne à errer dans un monde absurde.» Cette confession, on peut la lire dans le dernier livre de Philippe Vilain, Mauvais élève (Robert Laffont), récit à la première personne de l’élévation sociale et intellectuelle d’un «plouc» s’arrachant au déterminisme de son milieu par la magie des mots. Un transfuge de classe, comme on dit, qui a trouvé dans les transports de la littérature –chez Marguerite Duras, chez Proust, chez Annie Ernaux et bien d’autres– une vocation. Et plus encore, des outils pour briser les chaînes invisibles, pour s’arracher à un destin étriqué écrit d’avance et ouvrir dans le brouillard de l’ignorance et de la soumission une brèche vers le beau, l’espérance.
Un hommage vibrant au pouvoir émancipateur de la langue –«cette richesse [qui] est à tout le monde», comme le clamait dernièrement la romancière Camille Laurens dans l’émission La Grande Librairie, sur France 5. D’autant plus essentiel aujourd’hui que les forces de l’obscurantisme gagnent du terrain, que les nouvelles technologies colonisent le temps de cerveau disponible et que la logique marchande impose dans tous les domaines sa suprématie. Et pourtant, rappelait avec espièglerie l’académicien Antoine Compagnon dans un essai publié l’an passé, La Littérature, ça paye! (Equateurs). En monnaie sonnante et trébuchante pour les auteurs les plus chanceux, en pouvoir symbolique et spirituel pour tout le monde. La littérature est un investissement rentable qui garantit des dividendes à vie à tous ceux qui la fréquentent: elle aiguise l’intuition, elle instruit sans effort, elle connecte au monde, elle fouette l’imagination, elle nous rend meilleurs, ou en tout cas moins pires. Des compétences qui procurent un avantage compétitif pour toutes les professions, conclut l’écrivain, chiffres à l’appui.
Une aide précieuse pour se construire individuellement donc, et aussi pour se projeter collectivement, pour mieux «habiter le monde» comme nous y invite la Foire du livre de Bruxelles (du 13 au 16 mars). Une édition qui se déroule dans une ambiance mi-figue mi-raisin. Certes, les ventes du secteur résistent, mais son présent et son avenir s’assombrissent. Dans son bilan de 2024, l’association des éditeurs indépendants francophones alerte sur la baisse des achats par des collectivités, ce qui fait redouter un désinvestissement des pouvoirs publics dans l’objet culturel livre. Et puis il y a l’ambiance générale, cet anti-intellectualisme primaire qui gangrène les esprits, fait redouter autant l’autocensure qu’une impitoyable chasse aux sorcières contre les ouvrages impurs (sous-entendus: ceux qui parlent de sexualité, d’identité de genre ou de lutte contre les discriminations) comme on en voit de plus en plus aux Etats-Unis.
Que peut Littérature quand elle ne peut? (Seuil), s’interroge Patrick Chamoiseau dans un texte lumineux et engagé qui invite à multiplier les stimulations esthétiques et artistiques pour lutter contre la déliquescence totale. «Plus il y a de poésie, mieux nous vivons en état poétique, mieux nous sommes riches du réel», écrit l’auteur de Texaco. Il est vrai que certains détours vous conduisent plus rapidement et surtout plus éveillés à destination…
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