Nicolas Vadot
« J’ai eu mon lot d’insultes et de procès d’intention »: Vadot croque l’actu dans Le Vif depuis 30 ans
Il y a 30 ans, Le Vif accueillait pour la première fois une caricature de Vadot. Pour célébrer cet anniversaire, notre dessinateur passe, le temps d’un édito, du crayon à la plume.
La pensée victimaire, en vogue depuis la vague woke, creuse son trou et celui de la liberté d’expression, dont l’un des piliers repose sur le droit, pas le devoir, d’offenser et d’être offensé, pour autant que la loi soit respectée et ne soit pas confondue avec la morale. Car si la loi s’adresse à tous, la morale ne regarde que soi.
Où est donc passée la culture du débat, de la contradiction, de tout ce qui fait l’essence des valeurs universalistes héritées des Lumières? Si demain, par malheur, un nouveau 7 janvier 2015 se produisait, l’unanimité de la condamnation de l’attentat d’alors volerait probablement en éclats. J’ai perdu cinq confrères lors de l’attaque contre Charlie Hebdo. «Oui, mais ils l’ont bien cherché», ai-je souvent entendu, depuis lors, en me rendant dans les écoles où j’anime des ateliers consacrés à la défense de la liberté d’expression.
Depuis cette tragédie, les choses sont allées de mal en pis. 2019: le New York Times arrête la publication des dessins de presse à la suite d’une (mauvaise) caricature d’Antonio. 2021: Xavier Gorce fait les frais de la bien-pensance ambiante au Monde. Octobre 2023: The Guardian vire Steve Bell, son dessinateur depuis quarante ans, sous une fallacieuse accusation d’antisémitisme après un dessin sur Netanyahou. Aujourd’hui, certains de mes confrères américains blancs évitent de dessiner des personnes noires, de peur de se prendre une volée de bois vert de la part des nouvelles ligues de vertu. Bientôt, quand je dessinerai une fille mince et jolie, me taxera-t-on de grossophobie et de «mochophobie»?
Les dessinateurs de presse sont comme le canari dans la mine.
Le dessin politique – comme le débat – remplacé par l’invective des réseaux sociaux se réduit comme peau de chagrin un peu partout dans le monde. Mais un petit village résiste encore et toujours à l’envahisseur: la Belgique, où ce métier désuet, consistant à mettre le monde à distance afin de le rendre un peu plus supportable, a encore une place de choix dans les grands titres de presse, notamment dans votre magazine. J’ai moi aussi eu mon lot d’insultes, de procès d’intention et d’anathèmes tout au long de ces trois décennies. Et cela continuera.
Pourtant, je dessine chaque semaine pour Le Vif avec le même cahier des charges: susciter le débat, parfois la controverse, tout en tentant de faire rire ou sourire ; bref, en insistant sur ce qui fait que nous vivons encore en démocratie. Avec mon petit chat vert pour vous rappeler que vous avez jadis été des enfants. Garder une part d’enfance est le meilleur moyen de ne pas devenir un adulte cynique.
N’oublions jamais que les dessinateurs de presse sont comme le canari dans la mine: quand ils cessent de chanter, le coup de grisou n’est jamais loin.
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