Franklin Dehousse

Les grandes menaces de Trump sur l’économie mondiale

Franklin Dehousse Professeur à l'ULiège

La démolition en règle par l’administration Trump de l’état de droit, à l’intérieur des Etats-Unis, et de leurs alliances, à l’extérieur, suscite ces dernières semaines une fascination morbide, bien compréhensible. Néanmoins, il ne faut pas perdre de vue l’action tout aussi destructrice du président américain dans l’économie mondiale. Non seulement elle est également plus importante qu’il apparaît à première vue, mais elle entretient des liens avec les deux autres sujets.

En premier lieu, il y a les tarifs douaniers. Ceux-ci sont de nature à freiner le commerce, à inhiber les investissements, et à freiner la productivité. Toutefois, ces effets sont déjà fortement amplifiés par la manière inepte dont les hausses sont gérées. Trump se comporte comme un enfant frustré et retardé qui recherche sans cesse l’attention du monde. Les menaces, les attentes, les revirements, tout cela accroît l’attention médiatique, mais aussi les dégâts économiques. D’autant que, comme nous l’apprend l’histoire des années 1930, les mesures de rétorsion gonflent la cascade des chutes de croissance.

En deuxième lieu, il y a la finance. L’administration Trump s’est attaquée d’emblée aux institutions en charge de la protection financière des consommateurs, en les déstabilisant et coupant leurs ressources. Elle remet aussi en cause les mesures régulatoires internationales dites de Bâle III, prises après la grande crise financière de 2008 pour limiter les risques futurs. Dans un monde où la dette, tant publique que privée s’avère encore plus élevée qu’en 2008, et où les taux d’intérêt ont remonté, cela aura aussi des conséquence néfastes.

A tout cela s’ajoute une promotion constante du bitcoin, actif qui n’est fondé sur aucune valeur réelle. Trump annonce maintenant la création d’une réserve fédérale de bitcoins, avec des mouvements opaques qui reflètent un insider trading évident.

A tout cela s’ajoute une promotion constante du bitcoin, actif qui n’est fondé sur aucune valeur réelle.

Le premier danger consiste évidemment à faciliter la corruption des dirigeants (quatre membres de la famille Trump ont d’ailleurs déjà créé leur propre instrument personnel, ce qui révèle un effondrement total de l’éthique traditionnelle aux USA). Le risque pèse d’autant plus que la Russie constitue également un grand acteur du marché, qui lui permet de contourner les sanctions occidentales. Quant à la Chine, elle semble stocker en toute opacité des bitcoins dans l’espoir de déstabiliser le dollar. Le deuxième danger consiste pour une puissance mondiale à encourager publiquement une large utilisation d’un outil totalement spéculatif et opaque. Combinée à un affaissement de l’encadrement régulatoire, pareille promotion ouvre d’énormes risques.

Allant encore au-delà, le département de la Justice a liquidé son service de lutte contre le corruption extérieure. Le système UBO pour lutter contre le blanchiment a également été abandonné. Les archives numériques d’une série de ministères ont été abondamment pillées, d’autres détruites (notamment à la Justice). En réalité, un clan mafieux est en train de prendre, à vitesse accélérée, le contrôle de l’Etat et de l’économie aux USA. Toutes ces dégradations auront des impacts additionnels sur les échanges. Il faudra peu de temps pour que la corruption financière américaine débarque en Europe. Cela suscitera vite une multitude de difficultés dans les banques, leurs autorités de régulation, et les autorités fiscales. Venant d’une puissance de plus en plus hostile, il n’existera pas aucune raison de traiter les opérations en Europe de Musk, Thiel ou Zuckerberg différemment de ceux de Tik Tok ou Huawei.

Un clan mafieux est en train de prendre, à vitesse accélérée, le contrôle de l’Etat et de l’économie aux USA.

Une nette aggravation du déficit public

En troisième lieu, il y a le déficit public. Au début de l’année, l’office budgétaire du Congrès annonçait une dette publique de 122 % en 2035. Quant au déficit public, il atteignait déjà 6,5 %. Depuis lors, la Chambre a adopté un budget prévoyant des réductions de taxes de 4,5 trillions de dollars et des réductions de dépenses (très incertaines) de 2 trillions sur dix ans. La nette aggravation du déficit public et de la dette apparaît un facteur d’insécurité supplémentaire, qui va peser sur la banque centrale et les taux d’intérêt.

En quatrième lieu, enfin, il y a le dollar, qui risque de souffrir à la fois de toutes ces expériences cumulées et d’une déstabilisation géopolitique brutale. Le déficit public, le bitcoin, la dérégulation et la corruption généralisée, autant de facteurs dangereux, d’autant plus que plusieurs puissances cherchent vigoureusement depuis 2022 à réduire le recours au dollar, et même à le contourner franchement, à commencer par le duo Chine/Russie. A la fin, on le voit, l’économie ramène à la géopolitique, et là réside l’ultime danger.

Trump accroît encore l’inflammabilité de la situation en menaçant de tarifs douaniers (encore) les pays qui voudraient abandonner le dollar. En même temps, il met en place une armature visant à provoquer sa forte baisse. Cela aboutira à faire payer ses délires de gestion par ses alliés, en premier lieu l’Europe. Personne parmi les leaders mondiaux n’ignore que Trump, mauvais gestionnaire endémique, a multiplié les faillites dans sa carrière pour se refaire une santé sur le dos de ses créanciers. Il ne faut guère d’imagination pour apercevoir qu’il prépare la même chose avec le dollar pour son pays. Si l’Union européenne avait de l’intelligence et du cran (qualités hélas inexistantes chez ses dirigeants actuels), cela constituerait le contexte idéal pour émettre des titres d’emprunts communs, comme en 2020.

Personne parmi les leaders mondiaux n’ignore que Trump, mauvais gestionnaire endémique, a multiplié les faillites dans sa carrière pour se refaire une santé sur le dos de ses créanciers.

Torpilles en vue

En synthèse, Trump est pour le moment en train de tirer une multitude de torpilles croisées en direction du grand navire de l’économie mondiale. Tant sur l’avant que l’arrière, et sur le flanc gauche comme sur le droit. En vertu des lois de la probabilité, une de ces torpilles au moins finira bien par créer une brèche, qui pourrait bien s’élargir grâce aux multiples fragilités existantes dans le navire. Pendant la grande dépression, le cataclysme a été provoqué par l’accumulation des accidents boursiers, commerciaux, bancaires et monétaires. Le problème sera alors que, comme en 1930, le navire ne dispose plus d’un capitaine. En 2008, le gel total du système financier et les menaces monétaires ont été surmontés grâce à une forte coopération entre les principaux dirigeants mondiaux, tant au niveau des banques centrales qu’au G-20. On voit très mal pareil effort sérieux et coordonné se reproduire aujourd’hui.

En réalité, la démolition systématique entamée par Trump des structures de coopération économique internationale (FMI, BRI, OMC,…) établies après 1945 constitue leur remise en cause la plus fondamentale depuis leur création. La «stratégie» américaine nous rapproche ainsi dangereusement du contexte de la grande dépression des années 1930. Cela ne constitue pas du tout une coïncidence. Lesdites structures avaient précisément été créées avec pour premier objectif d’éviter sa répétition. L’Europe ferait donc bien, à tout hasard, de préparer un plan de sauvetage fondé d’abord sur ses propres forces, en cas d’accident majeur. Il n’y a pas que la défense où elle risque de se retrouver seule, et faible, vu sa dépendance externe trop prononcée.

Par Franklin Dehousse, ancien représentant de la Belgique dans les négociations européennes, ancien juge à la Cour de justice de l’UE.

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