Caroline Lamarche
Le post-scriptum de Caroline Lamarche: ce petit espace… l’être humain (chronique)
Une fois par mois, l’écrivaine belge sort de sa bibliothèque un livre qui éclaire notre époque.
« Où est passé notre grand pays? S’il y avait eu une guerre, nous aurions gagné. » Voici ce que confiait un ancien apparatchik du Kremlin à Svetlana Alexievitch, il y a une quinzaine d’années, Poutine régnant déjà. Aujourd’hui, la guerre est là. Tous les matins, nous nous réveillons au chant du merle en pensant aux bébés qui naissent dans les caves, aux jeunes hommes tués de part et d’autre, aux femmes sans nouvelles de leurs fils et maris, au vacarme des bombardements. Tous les matins, nous qui pensions que l’après-Covid serait l’avant-Nouveau Monde, nous maudissons le criminel de guerre qui nous ramène des décennies en arrière.
A en croire le dernier roman d’ Andreï Kourkov, avant l’offensive de Poutine, on pouvait cohabiter vaille que vaille, au moins par nécessité. Pachka et Sergueïtch ont beau être frères ennemis, ils se fréquentent dans leur village dévasté du Donbass. Ni la mémoire des quatorze millions de civils assassinés ou affamés sous Hitler et Staline ni les rumeurs de tortures dans les prisons secrètes de la « zone grise » ne les empêchent de partager le peu qui leur reste, charbon, pain ou miel des abeilles de Sergueïtch. Même le rêve de la grande Russie ou celui d’une Ukraine indépendante les déserte, par lassitude. Eux aussi pourraient dire, comme un autre témoin dont Alexievitch rapporte les propos: « Les gens ont envie de vivre, tout simplement, sans idéal sublime. » Pourtant ses ruches, petites maisons vibrantes, Sergueïtch devra les transporter plus loin pour fuir les menaces du front. Aujourd’hui, ce ne sont pas les abeilles qui partent, livrées désormais à elles-mêmes, mais les gens par centaines de milliers tandis que les hommes restent pour combattre. Le départ des abeilles relaté par Kourkov rejoint le pressentiment d’Alexievitch lorsqu’elle clôt son livre par la parole d’une étudiante qui a participé aux manifestations de la révolution orange avec courage et douleur (« Là, un peuple, et ici, un autre. Ils avaient mon âge, c’était des amis… »). Nostalgique des abeilles que son père élevait dans leur village, elle y retourne et écoute les conversations des passagers du bus: « Moi, je leur casserais la gueule, à tous ces fumiers de démocrates! », dit l’un. Et tous de le soutenir et d’en appeler aux armes: « Ce ne serait pas pire que maintenant! »
Dans le maintenant de 2022, une génération qui n’a pas connu « les océans de sang versés par le communisme » s’aperçoit qu’il suffit d’un tyran, toujours le même, pour que l’orange devienne rouge. Dans cet enfer, que peut la littérature? « A l’école, on nous disait: lisez Bounine, Tolstoï, ces livres nous sauvent. Pourquoi rien de tout cela ne se transmet, alors qu’une poignée de porte dans l’anus et un sac en plastique sur la tête, ça, ça se transmet? » L’étudiante parle en connaissance de cause, elle qui a connu la prison. Pourtant, la ruche des livres continue à nous transmettre la vibration des récits individuels, car, nous dit Alexievitch: « C’est toujours cela qui m’attire, ce petit espace… l’être humain. En réalité, c’est là que tout se passe. »
La Fin de l’homme rouge, par Svetlana Alexievitch, Actes Sud, 2013, 544 p. p>
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Les Abeilles grises, par Andreï Kourkov, Liana Levi, 2022, 400 p. p>
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