Mélanie Geelkens
La sacrée paire de Mélanie Geelkens | Les allumeuses, ces filles «mi-faciles, mi-difficiles» tant décriées
Allumeuses ! L’insulte, à l’égard des femmes, est fréquente. Plus qu’un mot, cette idée reçue participe à la culture du viol et empêche le désir féminin de s’affirmer.
Il y a des moments, comme ça, qui font se sentir has been. «Elle, c’est une BDH!» BDH? BD tout court, ok. BDSM, aussi. Et même BHL. Mais BDH, désolée, pas compris. Pour les autres boomers qui n’auraient pas non plus tout le répertoire de Jul dans l’oreille, l’acronyme inventé par le rappeur marseillais désigne un «bandeur d’hommes»; expression qui, massivement adoptée par le langage adolescent et les vidéos TikTok, s’est féminisée pour qualifier une fille jouant la carte l’hyperséduction.
Fut un temps où ça s’appelait simplement une allumeuse. Tiens, encore un mot qui ne possède pas d’équivalent masculin aussi péjoratif (comme pute, entraîneuse, garce, courtisane…), mais faut dire qu’au départ, ce vocable était justement un synonyme de péripatéticienne. Ça remonte aux alentours des années 1850, c’est comme ça que les policiers appelaient les dames qui n’arpentaient les trottoirs que lorsque les réverbères s’allumaient.
Si les époques passent, le cliché reste: celui de cette fille «mi-facile, mi-difficile».
Mais le concept est bien plus ancien que le vocable. Ancien comme le testament et cette bonne vieille Eve. Dans son ouvrage Allumeuse. Genèse d’un mythe (qui vient d’être publié aux éditions Seuil), l’autrice Christine van Geen en retrace la trajectoire, de Galatée jusqu’au BDH.
Car si les époques passent, le cliché reste: celui de cette fille «mi-facile, mi-difficile», décrit-elle. Celle qui promet du sexe mais ne le donne pas. Celle qui, finalement, symbolise toute la culture du viol. «L’impunité des agresseurs prend sa source dans l’équation « femme=allumeuse ».» Ou, pour paraphraser les mots d’une avocate citée dans le livre: la meuf porte une jupe ou du rouge à lèvre, ça y est, elle est d’accord pour un gang bang.
Christine van Geen souligne aussi à quel point ce mot, ce concept, détourne les femmes de leurs propres désirs. Comme un «Le corps apparaît comme une réalité extérieure, pour l’autre, et non à soi et pour soi.» Les hommes y placent leurs envies, leurs fantasmes, leurs excitation, tant et si bien que l’espace est rempli, saturé. D’autant que ces désirs sont censés être plus présents, plus importants, plus puissants, plus fréquents.
Alors il ne subsiste plus de place pour ceux des femmes, qui doivent s’effacer, se soumettre. «Depuis que je suis enfant, on me répète que mon corps appartient au regard des autres, qu’il appartient à ma beauté, à ma séduction. La séduction, ça te dissocie», écrit Virginie Despentes dans Cher connard (Grasset).
Ça dissocie d’autant plus qu’il est difficile de ne pas s’y soumettre. Celle qui «allume» en boîte de nuit se le fera reprocher, mais en col roulé et bottines, elle n’y serait pas rentrée. Celle qui allume doit, au fond, montrer qu’elle n’est point laide, ni grosse, car «la violence envers celles que les canons de l’époque déclarent « pas belles » est la pire: son caractère humiliant a pour but de rappeler les autres à l’ordre d’être jolies, allumeuses comme il faut, pour ne pas subir le sort réservé aux « moches »», affirme Christine van Geen dans son essai. Celle qui allume s’attire les foudres des autres, celles qui – au fond – se sentent menacées dans leur propre séduction; tel est le principe de la théorie économique du sexe des psychologues américains Roy Baumeister et Kathleen Vohs, selon laquelle les «filles faciles» dérangent surtout celles qui prétendent ne pas l’être, car cela fait baisser leur valeur sur ce grand marché de la baisabilité. Ce sont les «pick me» («choisis-moi», autre découverte récente du langage jeune) qui tentent de contrer les BDH.
De l’impossibilité d’être une femme…
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