Mélanie Geelkens
La sacrée paire de Mélanie Geelkens | Ces statues de femmes aux seins délavés: «Personne ne frotterait l’entrejambe d’Oscar Wilde en guise de porte-bonheur»
A Dublin, à Paris, à Berlin, des statues de femmes subissent le même traitement: à force d’être frottées… sur la poitrine, elles finissent pas être décolorées. Un geste anodin? Plutôt la trace visible de l’appropriation des corps des femmes.
Cette chronique n’est pas un carnet de voyages, mais l’inspiration peut poindre n’importe où, y compris au détour d’une rue à Dublin. Une place, plutôt. Pas particulièrement notable, ni jolie (au bas de Suffolk Street, pour info), mais c’est là que fût boulonnée la statue de Molly Malone. Sa notoriété ne tient qu’à une chanson, Cockles and mussels, devenue l’hymne officieux de la capitale irlandaise et racontant la vie de cette jeune poissonnière qui finit par périr d’une forte fièvre.
Mais qu’importe sa vie, son œuvre: l’objet de la présente attention porte sur sa poitrine. Généreuse, décolletée (car au 16ème siècle, les femmes allaitaient dans la rue, paraît-il, et devaient donc pouvoir dégainer facilement leurs biberons). Mais surtout jaune. Le bronze de son corps a été tellement tripoté à cet endroit que ses seins ont changé de couleur, devenus comme délavés. Exactement comme le buste de Dalida, à Paris. Ou la Femme du Rhin, à Berlin.
Un touriste ou un passant se balade dans une ville, croise une statue de femme et hop, il lui frotte les miches.
Donc : un touriste ou un passant se balade dans une ville, croise une statue de femme et hop, il lui frotte les miches. En se faisant souvent photographier en pleine action. Résumé comme ça, quel étrange comportement. Non? Bizarrement, les innombrables statues masculines qui jalonnent l’espace public arborent rarement un entrejambe décoloré.
Comportement étrange, certes, mais révélateur. De l’avidité avec laquelle la société dévore les corps féminins. Exploités dans l’industrie porno, offerts sur le plateau de la publicité, violentés dans la sphère privée… Et si souvent pelotés dans l’espace public. La main au cul ou le baiser volé en soirée, le frotteur dans les transports en commun, la main déposée sur l’épaule d’une passante («hé, mademoiselle, tu me donnes ton numéro?!»). Comme si l’anatomie féminine était juste à disposition, disponible au touché, prête à l’emploi de ceux qui voudraient s’en emparer. Qu’elle soit en bronze ou en chair.
«Le harcèlement sexuel laisse des traces», comme le scande le slogan de cette campagne allemande, lancée en mai dernier par l’association féministe Terre des femmes. A Munich, Berlin et Brême, de larges panneaux ont été posés derrière des statues aux seins jaunis, qui «témoignent de plusieurs décennies d’agressions sexuelles» et de la «minimisation» des violences, a expliqué Sina Tonk, responsable de cette ONG, à BFMTV. «On est tellement habitués à ce genre de phénomènes qu’on les relève à peine. Les phrases comme « Ce n’est pas si grave, c’est juste un bisou, un geste déplacé » sont tellement courantes, elles illustrent bien cette minimisation.»
En Irlande aussi, une jeune femme a lancé une campagne, «Leave Molly mAlone». «Je passe tous les jours devant la statue d’Oscar Wilde sur Merrion Square (ndlr: une place bien connue du centre-ville dublinois). Je n’ai jamais vu personne lui frotter l’entrejambe en guise de porte-bonheur», observait Tilly Cripwell dans le Telegraph en mars dernier. Cette poitrine inlassablement pétrie illustre, ajoutait l’étudiante de 22 ans, la «norme établie selon laquelle il est normal, voire traditionnel, de maltraiter les femmes».
Pendant ce temps-là, sur Suffolk Street, un touriste indien hilare pelote le buste de bronze et accentue sa dépigmentation, sa conjointe immortalisant l’acte sur son smartphone, avec leurs deux enfants pour spectateurs. Pauvre Molly. Pauvres de nous.
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