Franklin Dehousse
La menace de la guerre se rapproche des Européens
Une chronique de Franklin Dehousse, ancien représentant de la Belgique dans les négociations européennes et ancien juge à la Cour de justice de l’Union européenne.
Entre le torpeur des vacances et les multiples crises politiques, certains faits peuvent aisément passer inaperçus. Or, c’est leur connexion, souvent inattendue, qui forge l’histoire, et parfois la guerre. En 1914, la première guerre mondiale n’est nullement issue d’un somnambulisme général. Au contraire, tous les protagonistes l’avaient prévue. Elle a seulement résulté de conflits antérieurs dans les Balkans, et de calculs erronés des dirigeants incontrôlés de l’Allemagne et de Autriche-Hongrie. Là résident les facteurs à rechercher, et la situation mondiale actuelle rappelle, hélas, à bien des égards celle de 1914. Depuis l’attaque russe de l’Ukraine en février 2022, plusieurs évolutions amplifient la menace de guerre générale.
La guerre en Ukraine s’élargit
La première est l’élargissement lent mais constant du champ géographique de la guerre d’Ukraine. La Biélorussie est devenu un véritable satellite de Poutine. Présence de troupes russes, présence d’armes nucléaires russes, nouveau traité, menaces régulières contre l’Ukraine. D’autres régions voisines, comme la Moldavie ou la Géorgie, font l’objet de diverses déstabilisations russes.
L’absence répétée de réaction occidentale ne fait que stimuler les agressions russes.
Les manœuvres de la Russie ne s’arrêtent toutefois pas à ses frontières immédiates. Ses actions souterraines dans les pays européens soutenant l’Ukraine se sont multipliées. Sabotages informatiques dans les pays baltes, perturbation des GPS dans la mer Baltique, pannes étranges dans des infrastructures vitales, incidents aériens ou maritimes avec les forces de l’OTAN, menaces diverses de sabotage d’usines ou de bases américaines, surtout en Allemagne, intoxications massives dans les réseaux sociaux, notamment en France (encore confirmées par un grand rapport du FBI aux Etats-Unis). L’absence répétée de réaction occidentale ne fait que stimuler les agressions russes. Il faut aussi prendre en considération l’influence russe grandissante en Serbie, et surtout en Hongrie, dont le gouvernement sabote de plus en plus la politique étrangère européenne.
Les autres conflits qui font craindre une nouvelle guerre mondiale
La seconde évolution apparaît encore plus préoccupante. D’autres conflits émergent sur la planète. D’une part, la guerre de Gaza, qui menace d’ailleurs, elle aussi, de s’étendre au Liban, à la Mer Rouge, ou même à l’Iran. D’autre part, l’agressivité grandissante de la Chine à l’égard de nombreux voisins (Taïwan, mais aussi Vietnam, Philippines. Japon, Malaisie, Indonésie…).
L’intervention israélienne à Gaza, au départ pleinement justifiée par une attaque vicieuse du Hamas, a rapidement tourné à une guerre disproportionnée, qui vise avant tout à sauver la carrière de Netanyahou, et pas du tout les otages. Même l’armée, les services secrets, et les familles des otages en conviennent maintenant. Il s’agit aussi de rendre matériellement impossible le maintien des Palestiniens à Gaza (et plus tard en Cisjordanie). A cela s’ajoutent des agressions répétées au Liban et en Iran, qui menacent d’élargir le conflit.
Les menaces d’Israël contre l’Iran ont amené ce pays à développer encore sa coopération en armements avec la Russie
Des conflits qui sont liés
Il existe des liens entre ce conflit et la guerre d’Ukraine. Ainsi, les menaces d’Israël contre l’Iran ont amené ce pays à développer encore sa coopération en armements avec la Russie. Celle-ci bénéficie d’exportations importantes de drones iraniens. L’Iran en revanche, importe des armes de plus longue portée et reçoit aussi une assistance technologique sur les armes. Par ailleurs, les aides américaines à Israël diminuent d’autant celles à l’Ukraine. Enfin, le conflit du Moyen-Orient constitue, tant qu’il dure, une bénédiction pour Poutine. Les populations musulmanes, aux Etats-Unis et en Europe, mesurent le double langage de leurs gouvernements concernant le respect du droit international par la Russie et Israël. Les pays du tiers-monde le notent aussi, et s’éloignent des pays occidentaux dans les enceintes de l’ONU. L’Ukraine aussi mesure cette belle hypocrisie. En effet, Israël ne subit aucune restriction sur l’utilisation des armements qu’on lui livre. De même, ce pays bénéficie d’une protection active des occidentaux contre les lancements ennemis de missiles. Un soutien dont ne bénéficient jamais les nombreux morts civils ukrainiens.
Et la Chine dans tout ça?
La montée des menaces chinoises reste jusqu’ici progressive, mais n’en demeure pas moins claire. Depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, la Chine mène une promotion systématique des industries stratégiques. Elle cherche aussi à échapper à la dépendance à la finance occidentale. Préoccupations légitimes en elles-mêmes. Elles s’associent toutefois à un renforcement constant tant de l’armée que de la dictature. La capacité de projection à l’extérieur a été accrue, tout comme les armements nucléaires. Elle ne vise donc pas du tout la seule défense du territoire. A cela s’ajoutent, et là résulte le fait déterminant, des agressions multipliées vers ses voisins, et la remise en cause systématique des frontières maritimes établies par le droit international (Taïwan bien sûr, mais aussi Vietnam, Philippines, Malaisie et Indonésie).
Il existe des liens entre ces conflits et les précédents. Quant à la guerre d’Ukraine, seul le fort soutien chinois permet à la Russie de poursuivre son offensive. Depuis 2022, la Chine s’est massivement substituée aux Occidentaux, et spécialement à l’Europe, comme premier partenaire commercial. Les chiffres officiels sous-estiment encore la réalité, parce qu’une série d’exportations chinoises, contournant les sanctions, transitent par diverses républiques de l’Asie centrale (l’Europe, malgré ses grands airs, fait d’ailleurs exactement la même chose). La Chine appuie aussi la désinformation russe sur les réseaux sociaux. En 2024, elle a même effectué des manœuvres conjointes avec des troupes biélorusses à la frontière polonaise. Chinois et Russes ont également effectué des manœuvres conjointes, tant maritimes qu’aériennes, dans les mers asiatiques.
La tiédeur du soutien occidental à l’Ukraine constitue par conséquent une erreur colossale
Quant à la guerre de Gaza, elle joue aussi un rôle d’absorption et de freinage des Etats-Unis par rapport à l’Asie. Cela ressort, par exemple, du déplacement de porte-avions américains vers la Méditerranée, qui a vidé l’Océan Pacifique ouest de leur présence.
Une erreur européenne
Les dirigeants occidentaux n’ont pas encore compris combien la guerre d’Ukraine représente une menace systémique pour le système de coopération internationale établi à la fin de la deuxième guerre mondiale. Le spectacle d’un Etat membre permanent du conseil de sécurité multipliant avec impunité les annexions et les crimes de guerre constitue un vrai cancer pour l’ONU. Il crée un sentiment d’impunité générale. Il tend de plus à relancer la course aux armements nucléaires.
Chaque mois qui passe renforce ce cancer. La tiédeur du soutien occidental à l’Ukraine constitue par conséquent une erreur colossale. Comment expliquer, après deux ans et demi de guerre et de bombardements civils honteux, que certains grands pays occidentaux interdisent encore à l’Ukraine d’attaquer les sources russes des bombardements ? Ou que tous les pays de l’OTAN, dont le PNB total représente au moins 15 fois celui de la Russie, ne produisent que deux tiers de ses obus ?
A cet égard, l’Europe se révèle encore plus incapable que les Etats-Unis (même si les pays européens de l’est et du nord, plus lucides, accomplissent de réels efforts). Les proclamations d’économie de guerre de 2022 se sont évanouies. La Commission européenne a mis plus de deux ans à adopter une vague stratégie sur les armements, sans réelle mise en œuvre jusqu’ici. Même la promesse d’un million d’obus, un produit tout à fait basique, n’a pu être réalisée. Pendant ce temps, grâce à l’insuffisance des livraisons occidentales, les morts se multiplient en Ukraine… Souvenons-nous des déclarations grandiloquentes. « Nous sommes avec vous », « Nous vous soutiendrons tant qu’il le faudra », disaient Biden, Michel, von der Leyen, Scholz Macron, etc. Il va falloir expliquer ce malentendu aux millions d’Ukrainiens dont la vie a été pulvérisée.
Il va falloir expliquer ce malentendu aux millions d’Ukrainiens dont la vie a été pulvérisée
Le risque pris par les pays occidentaux
La pusillanimité de ces dirigeants constitue le plus grand encouragement pour les dictateurs, parce qu’elle récompense en fait l’agression. Si le camp des dictatures gagne la guerre en Ukraine, cela aura des conséquences énormes au Moyen Orient, en Asie centrale, et en Asie du sud-est. Non seulement chaque guerre rend plus probable une autre, mais elle rend aussi plus probable une erreur d’appréciation, comme en 1914. A ce moment, l’empereur autrichien croyait que la protection allemande allait paralyser ses adversaires ; le kaiser allemand croyait la Russie et la France non prêtes à une guerre, et la Grande-Bretagne neutre. On connaît la suite.
Qui peut dire, par exemple, si Xi Jinping, voyant les USA empêtrés en Ukraine, au Moyen-Orient, et dans leurs conflits internes, n’estimera pas le moment venu pour une offensive sur Taïwan ? Ou si Poutine, en cas de victoire, ne voudra pas s’emparer aussi d’autres anciens territoires de l’URSS ? Nous avons tendance à croire pareille attitude irrationnelle (comme celle de Poutine sur l’Ukraine depuis 2014). Cependant, si l’histoire nous apprend quelque chose, c’est que la plupart des autocrates incontrôlés perdent aisément leur rationalité. Il suffit d’une erreur. La meilleure manière de l’éviter consiste à être capables de l’affronter. Après des années de destruction, malgré l’incessante montée des menaces, les pays occidentaux ne le sont toujours pas. Un risque insensé.
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