Juliette Debruxelles

Hard-feederism: la grande bouffe, ou l’idée de manger jusqu’à atteindre l’orgasme

Nourrir et se nourrir jusqu’à en atteindre l’orgasme. Hard-feeders et hard-feedees n’y vont pas avec le dos de la cuillère.

Il y a 50 ans, La Grande bouffe, le film tragique de Marco Ferreri, scandalisait les foules avec ses scènes de festins extravagants et érotiquement explicites pour l’époque. Aujourd’hui, c’est au travers du hard-feederism que la nourriture s’inscrit comme un langage sexuel subversif. Une transgression morale: gaspillage, bouche pleine et ouverte… Mais aussi un choc esthétique. Car tout comme avec la peinture, si vous mélangez longuement des aliments de couleurs différentes, vous obtenez une teinte brun sale dégueu. Pendant que les hard-feeders gavent leurs partenaires, les hard-feedees expriment leur excitation en consommant des quantités astronomiques d’aliments en jouissant parallèlement en cadence.

Une débauche alimentaire ou tout gicle, glisse, se suce, se mâche et s’avale jusqu’à l’écœurement. Une tentative désespérée de remplir un vide existentiel grâce aux plaisirs charnels et gustatifs? Sans doute lorsque le volume de bouffe dépasse le bon sens ou quand la bouillie obtenue par mastication transite entre sex-feeders et sex-feedees par des tuyaux, les gamelles pour animaux, s’écrase sur le visage et le corps, se transforme en béquée mâchée régurgitée et s’introduit même dans les tréfonds de l’anatomie dans des scènes déroutantes allant jusqu’à l’expulsion. Ici, la frontière avec la scatophilie et le BDSM est mince et floue, et les contenus en ligne les plus trash la traversent en rotant.

Les adeptes parlent d’un catalyseur de désirs enfouis et d’une manière de transcender les limites de la norme sociale pour reprendre le contrôle dans un monde chaotique, mais la devise «j’ingère donc je jouis» interroge. Les convaincus voient dans la pratique bien plus qu’un simple fétichisme alimentaire gonzo. Il s’agirait d’une expérience sensorielle complète, d’un abandon, d’un retour à des concepts discutables comme les stades anal ou oral décrits en psychanalyse. Le goût, l’odeur, la gloutonnerie, les bruits des aliments se mêleraient à la passion pour atteindre l’orgasme (dont le résultat sera considéré comme une friandise) et panser des plaies anciennes.

Goût, odeur, gloutonnerie, bruits se mêleraient à la passion pour atteindre l’orgasme.

Pour les sceptiques, ce phénomène suscite curiosité, dégoût et inquiétudes. En tête: les risques pour la santé, le consentement discutable dans des relations d’emprise, les diffusions lucratives sur Internet conduisant à pousser l’entonnoir et les limites vers le «toujours plus loin»… Il est vrai que le hard-feederism présenté sur les plateformes de contenus pour adultes se situe aux antipodes d’une scène mythique de 9 semaines et demie. Un plan séquence qui a émoustillé toute une génération, au milieu des années 1980, et qui passerait aujourd’hui pour une bluette romantique. Car, comprenez-vous, trois fraises suçotées l’air coquin et une gorgée de miel au font du gosier ne transforment personne en hard-feederist acharné.

Pour y arriver, il faudra oser et régler son petit souci avec tout réflexe vomitif. Qui a déjà terminé son assiette de gloubi-boulga pour ne pas vexer son hôte comprendra à quel point se gaver est un effort physique réel. En cela, les hard-feederists enchaînent les exploits et s’amusent des effets produits. De bons vivants, ces gens. Le docteur David Ley, psychologue spécialiste des comportements sexuels dits «atypiques», le confirme: «Pour beaucoup, le feederism est une façon d’explorer la sexualité de manière ludique et sans danger. Un moyen de repousser les limites de ce qui est considéré comme acceptable.»

Et dans acceptable, il y a… table!

Juliette Debruxelles est éditorialiste et raconteuse d’histoires du temps présent.

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