Franklin Dehousse

La mauvaise gestion est le talon d’Achille des nouveaux projets européens (chronique)

Franklin Dehousse Professeur à l'ULiège

C’est un leurre très dangereux d’imaginer qu’on peut demander à ce système corrodé de gérer de nouveaux projets européens massifs, sans une profonde remise en ordre.

L’année 2024 a été propice à la réalisation de rapports d’experts intéressants: Enrico Letta sur le marché unique, Mario Draghi sur la compétitivité, Sauli Niinistö sur la gestion des crises. Notons l’absence d’un rapport externe sur le dérèglement climatique, malgré la multiplication des catastrophes, reflet d’un abandon masqué de cette priorité par la Commission von der Leyen. Ces documents, comme bien d’autres rapports indépendants, réclament de nouvelles dépenses européennes. Spécialement le rapport Draghi, appelant quelque 800 milliards d’euros dont une bonne partie à gérer de façon collective. En soi, pareilles suggestions n’apparaissent ni insensées ni neuves. En revanche, elles sont dangereuses au vu d’autres développements de l’actualité.

En effet, au même moment commence le procès intenté par le New York Times à la Commission concernant les échanges d’Ursula von der Leyen avec Pfizer au sujet des commandes de vaccins. La présidente de la Commission nie à la fois l’existence de ces messages, leur conservation et l’obligation de les fournir. Au même moment aussi, on apprend que, selon un rapport de l’Olaf (Office européen de lutte contre la fraude), un haut fonctionnaire européen a reçu de multiples faveurs du Qatar (encore) pendant la négociation d’un accord de transport aérien, et qu’il aurait même transmis des informations internes à un opérateur privé. Au même moment encore, il apparaît que les règles sur les conflits d’intérêt poussées par la présidente Roberta Metsola au Parlement européen après le Qatargate ont curieusement oublié de s’appliquer à une personne: elle-même, alors que son mari exerce précisément des fonctions de lobbying.

Il n’est pas difficile d’imaginer ce que pareils comportements pourraient provoquer si les institutions européennes commençaient à gérer des centaines de milliards de commandes énergétiques ou militaires. L’Europe deviendra encore plus une machine à produire des scandales. Or, aucune formation politique n’a présenté de programme précis pour améliorer la transparence et la bonne gestion. Bien au contraire, celles-ci continuent de se détériorer. Dans un récent rapport, l’ombudsman soulignait que le règlement européen sur l’accès aux documents… existait de moins en moins dans la pratique. La création d’un organe de contrôle éthique doté de pouvoirs réels, promis naguère par Ursula von der Leyen et la commissaire Vera Jourová, semble elle aussi s’évanouir. Il faut dire que plusieurs institutions, comme la Cour de justice et la Cour des comptes, avaient tout de suite galopé pour indiquer qu’elles ne voulaient pas y être soumises.

Beaucoup de dirigeants d’institutions prétendent défendre la cause européenne, mais en réalité, leur comportement aboutit au résultat exactement inverse. Les dysfonctionnements répétés de l’Europe deviennent un argument pour refuser de nouveaux transferts de compétence, et pour défendre un discours d’extrême droite ou d’extrême gauche. C’est un leurre très dangereux, possiblement mortel, d’imaginer qu’on peut demander à ce système corrodé, à l’image fort détériorée, de gérer de nouveaux projets européens massifs, voire de nouveaux élargissements, sans une profonde remise en ordre.

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