Franklin Dehousse
La grande dégringolade de l’Europe de l’armement (chronique)
Plus de deux ans et demi après le début de la guerre en Ukraine, il n’y a toujours pas de grand programme européen d’armement.
En février 2022, la Russie envahissait l’Ukraine. Peu après, nous annoncions que la guerre allait fort probablement être longue, qu’elle comprendrait notamment de grands duels d’artillerie tels qu’à Verdun, et qu’il fallait lancer un grand programme européen d’armement. Après plus de deux ans et demi, où en sommes-nous? A peu près nulle part. L’Union européenne a fait ce qu’elle fait de mieux: produire des communiqués, des déclarations de solidarité, fraternité et volonté, des programmes et des promesses pour un avenir lointain, des bidules bureaucratiques. En revanche, ce qu’elle n’a pas fait, c’est fournir ce dont les Ukrainiens ont besoin dans l’immédiat: des armes en quantités suffisantes. Depuis 2022, l’Europe multiplie les discours; l’Ukraine, elle, multiplie les cimetières. Elle compte maintenant des centaines de milliers de morts et de blessés, et des millions d’expatriés. Les soldats manquent, comme les munitions.
Non seulement il n’y a eu aucun grand programme européen d’armement, mais la position européenne se détériore à toute vitesse. L’Europe produit trop peu et trop mal, et parfois trop cher. Dès lors, nos achats bénéficient surtout aux producteurs de pays partenaires, à commencer par les Etats-Unis. Depuis 2022, les fabricants américains ont reçu au minimum 120 milliards de commandes européennes. Dans ce cercle vicieux, nous soutenons sans cesse davantage –à grands frais– les investissements et l’innovation hors Europe. Ainsi, nous accentuons nos retards quantitatifs et qualitatifs, et notre dépendance externe, spécialement à l’égard des Etats-Unis. Elle est devenue aussi forte qu’en énergie (80%). L’Europe, naguère la plus avancée dans le monde, est devenue le chimpanzé de l’oncle Sam. Que se passera-t-il si demain, sous Trump, ils décident de négliger l’Otan, ou, sous Harris, de se concentrer sur la Chine? Mystère.
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En clair, la remontée progressive des dépenses militaires en Europe s’effectue surtout au bénéfice des Américains. Cela ne va pas sans implications économiques fortes. D’une part, avec des flux pareils, l’évolution renforce la croissance américaine, et diminue la nôtre, ce qui apparaît clairement dans la balance commerciale. D’autre part, sur le point crucial de l’innovation, les investissements américains sont quatorze fois plus importants que les nôtres. Pour y remédier, depuis 2021, un fonds européen de défense (EDF) a bénéficié de huit milliards sur six ans. La Commission von der Leyen a mis plus de deux ans à accoucher d’une stratégie pour l’industrie des armements (Edis), dotée d’un autre fonds de 1,5 milliard. A titre de comparaison, pour la seule année 2023, le budget militaire américain prévoit 140 milliards de dollars pour la recherche. De plus, même après des décennies, la coordination des commandes d’armements dans l’Agence européenne de défense (EDA) ne couvre pas 20% d’entre elles, ce qui aggrave encore ce déficit. Trop peu, trop tard, comme d’habitude. Si la guerre dure encore longtemps, le retard européen sera irrémédiable.
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