Thierry Fiorilli

C’est beau comme les sain(t)es colères

Thierry Fiorilli Journaliste

Singulière, paradoxale, on l’utilise pour renverser la table, atteindre un objectif, on l’applaudit, on la condamne mais elle prouve qu’on est vivant, parce que oui, il existe des sain(t)es colères.

C’est une émotion très singulière. Parce qu’elle impressionne l’entourage, qu’elle fait sortir de soi, au point qu’on peut ne plus contrôler ni ses gestes, ni ses mots, ni sa pensée, qu’on en ressort toujours plus ou moins comme en morceaux, comme après un gros effort, qu’elle est soit volcanique, soit polaire et qu’elle figure tant parmi les sept péchés capitaux – quand elle n’est motivée que par la frustration ou l’intérêt personnel, quand elle est l’unique mode de réaction au contretemps ou aux opinions contraires – qu’au nombre des réactions que la Bible absout – lorsqu’elle équivaut au dernier recours de défense d’un principe ou d’une intégrité, une survie, collective. C’est la colère, ce «violent mécontentement accompagné d’agressivité», cet «emportement», cette «fureur», cette «rage», qui s’exprime par «accès», par «crise».

Un état qu’on réduit à ses dégâts. C’est pourtant l’un des plus beaux, quand il est résistance.

Qu’on attise volontiers, ici ou là, comme on utilise un outil, un instrument, une arme, pour faire pression, pour tenter d’atteindre un objectif précis. Dont on use dans certains cas par calcul, pour assurer un pouvoir, pour imposer, intimider, passer au Kärcher toute opposition, toute nuance, toute résistance, toute objection. Mais qui éclate aussi, à la longue, quand une limite de tolérance est franchie, parce que l’injustice, le mensonge, la bêtise, l’incompétence, la lâcheté, l’incohérence, les volte-face, l’autoritarisme ou le saccage ont assez duré. Que, là, c’est non, marre, basta, on a écouté, discuté, obéi, accepté, enduré, mais c’était du pipeau, vous ne roulez que pour vous, ou des happy few, vous avez mangé votre parole, vous nous avez enfumés, il est temps de renverser la table, la dictature, l’imposture.

On voit alors la colère des femmes, en Iran, qu’on applaudit, larmes aux yeux devant tant de courage, mais qu’on observe avec réserve, condescendance ou déni quand elle explose chez nous, face aux ravages du patriarcat. Ce n’est d’ailleurs pas de «la colère», c’est de «l’hystérie», ou du terrorisme intellectuel. Alors que, rappelait l’écrivaine Benoîte Groult, le féminisme n’a jamais tué personne mais le machisme si, et tous les jours. On condamne la colère des cheminots, parce que ça nous fait arriver en retard au boulot, celle des gilets jaunes, parce que des autos sont retournées, celle d’activistes, parce que de la sauce souille une vitrine, celle de quartiers méprisés, parce que ce sont «des émeutes». On sourit de celle des jeunes, contre le dérèglement du climat, parce que leur smartphone. On prend en compte celle des agriculteurs, des routiers, des dockers, parce que quand ceux-là débarquent, c’est une autre chanson, OK, on annule tout, mais arrêtez de tout brûler s’il vous plaît bien.

Un état très paradoxal. A géométrie très variable, dans son expression, ses motivations et son évaluation. Un état qu’on tente de limiter et canaliser au maximum, dès le plus jeune âge – il faut contrôler ses émotions. Qu’on réduit à ses effets. Ses dégâts. C’est pourtant l’un des plus beaux, quand il résulte du ras-le-bol, d’une lucidité, qu’il est résistance à ce à quoi tout le monde devrait résister. Parce qu’il prouve qu’on est vivant, et pas si mouton que ça. Qu’on a encore de l’orgueil, du courage, des convictions et la force d’y rester fidèle.

Bref, que ce qui est désigné, souvent, comme un moment d’égarement, irresponsable, inacceptable, est un signe de vitalité humaine, citoyenne et démocratique. Qu’il y a donc, oui, de vraies sain(t)es colères.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire