Thierry Fiorilli
C’est beau comme l’employé de la SNCB qui se veut faiseur de bonheur
Dans le train, personne ne parle. Personne ne vibre. Jusqu’à l’annonce du trajet, par l’accompagnateur du convoi. Un antidépresseur à képi, un faiseur de bonheur.
C’est un lundi. En février. De ce 2025 que «j’aime pas, bougonne une dame à sa compagne de navette. Parce qu’entre la météo et l’actualité, faut avoir le cuir épais, hein.» Pas faux. On transposerait le moment et le lieu sur grand écran, en dézoomant large, comme au début d’un film, quand en une seule scène on plante l’époque, son état d’âme et des facettes de ses réalités, tout de suite on aurait capté qu’on n’est pas dans une comédie romantique ou dans La Maison magique de Mickey. Météo presque polaire, 23 heures passées, gare bondée depuis l’aube, poubelles gavées jusqu’à ras bord, sols souillés, un type fait la manche, un autre dort sous une pile de tissus et de cartons, une fille éméchée, qui ne doit pas avoir 40 ans, parle toute seule, très haut, très fort, en invectivant quelqu’un qu’on ne voit pas, plein de gens la regardent, s’en éloignent avec inquiétude quand elle s’approche, parce qu’on dirait qu’elle est prête à se battre, ou en rigolent, en mangeant leurs frites, dont l’odeur couvre, en fonction de l’humeur du vent qui s’infiltre, celles d’une part de l’humanité. Qui, là et maintenant, a une haleine de cour des miracles.
Arrive le train. On s’y engouffre comme on fuit la ronde d’une patrouille. Le compartiment a des allures de refuge. On peut y tomber la veste et le bouclier. C’est destination maison, pour chacun et chacune. Mais ça ne ressemble pas aux retours glorieux. Personne ne parle. Personne ne vibre. Jusqu’à l’annonce du trajet, par l’accompagnateur du convoi. Bienvenue à bord, prochains arrêts, rappel du terminus, souhait de bon voyage. Classique. Sauf que c’est d’une voix enjouée, pimpante, et que c’est dit à tue-tête, quelle que soit la langue utilisée. Hilarité générale. Du coup, ceux qui se font face, sans se connaître, échangent, radieux: «Il est trop fort, lui!», «on est au théâtre!», « ça nous change, un message officiel marrant!». Au point d’ensuite se saluer, si l’un parvient à bon port mais que l’autre continue.
«J’essaie simplement qu’on descende du train plus heureux qu’on ne l’était lorsqu’on y est monté.»
Quand l’antidépresseur à képi débarque pour le contrôle des billets, quelqu’un lui demande si c’est lui, les annonces. Affirmatif. Il est félicité. Petite révérence, comme on fait à la fin d’une pièce, d’un numéro ou d’une chanson. «Merci, merci. J’essaie simplement qu’on descende du train plus heureux qu’on ne l’était lorsqu’on y est monté.»
C’est un lundi de février, en toute fin de soirée. Il fait un sale temps, et depuis des mois. Comme dans toutes les grandes gares du monde, on a vu se côtoyer la misère, l’attaché-case, l’ivresse de la fête et celle de la défaite. On entend des gouvernants déclarer que les gouvernés sont contraints aux sacrifices, qu’on va faire le ménage ici et la chasse là-bas, et des partis qui se dénigrent les uns les autres sans cesse, la bile suintant de chaque mot, chaque tweet, chaque communication. On nous dit «ha, ha, ça va être une autre chanson maintenant», fini de rigoler, de profiter, de submerger, de paresser, les procédures vont compter plus que les gens, les obligations plus que les droits, la tradition plus que l’éthique, le mérite plus que la solidarité! Dans ce flot ininterrompu de paroles, personne n’annonce agir pour accroître notre bonheur. Juste un type dont le boulot est loin d’être le plus glamour. Un gars qui ne fait que passer entre des gens qui ne font que passer. Un petit employé d’une entreprise publique. Qui éclaire une ère vraiment pourrie par d’authentiques feel good movies.
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