Thierry Fiorilli
C’est beau comme le mouchoir propre et le dé en carton de Carlos Palma
Ça avait été une journée pas folichonne. Pas le front ukrainien, les favelas, un séisme naturel ou un proche mort, mais entre les réflexions dans la rue, des échanges pros et des tweets consultés, on clapotait dans la bile et la petitesse. On n’en meurt pas mais ça tue quand même. C’est pour ça qu’on avait mis la radio, en s’activant en cuisine. Et qu’on est tombé sur une voix ronde, avec du velours autour, du soleil dedans et quelque chose qui ressemble à la victoire de l’espérance sur le marasme.
C’était un type qui racontait ce qui lui était arrivé au milieu des années 1980, dans le quartier juif de Jérusalem. «Un groupe de jeunes Palestiniens me lance des pierres. Au loin, des soldats israéliens se précipitent. Pour éviter que les jeunes finissent en prison, je leur dis “partez, partez’’ mais l’un d’eux tombe et se blesse au genou. Alors, je lui donne un mouchoir, pour éponger le sang, et je lui glisse “cours vite, avant que les soldats n’arrivent’’. Trois jours plus tard, au soir, on frappe à ma porte. C’est le même jeune. Il me rend mon mouchoir, propre, et un pain que sa mère avait préparé pour moi.»
C’était l’époque où il se demandait comment éduquer à la paix, parce qu’il était entouré d’enfants, d’ados et d’adultes «qui avaient grandi dans la culture de la guerre, qui n’avaient connu que ça, qui n’avaient pas vécu un seul jour de paix». Le type qui parlait avec des accents aigus et du doux à toucher sur tout l’alphabet, c’est Carlos Palma, né il y a 65 ans en Uruguay, où il a étudié la philosophie avant une formation en Italie, au sein du mouvement catholique des Focolari, puis trente ans au Moyen-Orient, à enseigner, comme alors à Jérusalem, comme ensuite au Caire, après un passage par le Liban et l’Irak.
C’est en Egypte qu’il a trouvé. Pendant le printemps arabe, début 2011. «Je vois à nouveau des jeunes mourir. Alors, j’ai pensé au dé de l’amour, qu’ont imaginé les Focolari.» Un dé avec, sur chaque face, une phrase: Aimer tout le monde, Aimer en premier, Aimer Jésus dans l’autre, Aimer l’autre comme soi-même, S’aimer les uns les autres et Aimer son ennemi. «Mais mes élèves sont musulmans, et je voulais un dé de la paix, donc j’ai gardé Aimer tout le monde et Aimer en premier et j’ai rajouté Ecouter l’autre, Se pardonner, Aimer son prochain et S’aimer mutuellement.» Chaque matin un élève le fait rouler et la phrase visible est le mantra de la journée. «Pour que ces enfants puissent au moins vivre six heures par jour, à l’école, dans une ambiance de paix.»
Quelque chose qui ressemble à la victoire de l’espérance sur le marasme
Tout le monde a bien ri, évidemment. «Les collègues se moquaient. Tu veux changer le monde avec un dé de carton?» Et des phrases aussi cucul? Ha! ha! ha! Sauf que ça a marché. D’abord en classe, «où on a aussi instauré le time out, à midi: une minute pour réfléchir, en silence, à la façon de vivre ensemble. Les relations ont changé, les bons aidaient ceux qui avaient du mal, certains voulaient qu’il y ait cours aussi le samedi, les résultats se sont améliorés.» Une deuxième classe s’y est mise, et ensuite toute l’école. Puis en 2012, un mouvement en est né: Living Peace International, impliquant aujourd’hui plus d’un million d’enfants et ados de plus de mille écoles, dans 130 pays. Toujours pour «promouvoir une culture de la paix».
Bon, il va encore en falloir, des jetés de dés. Mais depuis ce soir-là, on a toujours un mouchoir, propre, pour éponger la bile ambiante. Et mieux voir, au milieu de la petitesse généralisée, les grands émerger. Phares et bouées à la fois.
Thierry Fiorilli est journaliste et chroniqueur.
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