Thierry Fiorilli
C’est beau comme le monsieur qui vole au secours d’inconnus dans le dernier train (chronique)
Le dernier train, le soir, c’est la ruelle qu’on découvre quand le lampadaire s’allume. Et si le trajet dure un peu, c’est un ticket pour bien se rendre compte de ce qui bat tout autour de notre petit quotidien bien balisé.
Souvent, on n’en sort pas euphorique. Parce que le wagon suintait des défaites, des épuisements, des disputes téléphoniques, avec ces filles qui voudraient s’invisibiliser, des types qui cherchent noise, des yeux perdus dans leurs cernes, des enfants qui devraient être au lit, des canettes pas vides roulant entre les sièges et, dehors, juste l’obscurité et l’arrière d’immeubles élimés. Souvent, de la gare de départ jusqu’à celle d’arrivée, aucune trace de beau, d’attachant, de tonique, rien qui éclaire, pas de grandeur. Mais parfois, le dernier train, le soir, prend un chemin plutôt bordé de vert tendre que de gris cendre.
Comme l’autre fois. Le compartiment est chichement occupé: trois gars à gauche, en entrant, penchés sur un même téléphone posé sur la tablette, au milieu d’eux ; un monsieur à droite, deuxième rangée, côté vitre, qui somnole ; un petit couple, fauteuils juste devant, tenues jogging total look, elle blottie contre lui ; deux dames, plus loin, qui doivent rentrer d’avoir nettoyé des bureaux, et qui se parlent dans une langue qui fait entrer du soleil.
Ce contrôleur et cette contrôleuse, ce soir-là, c’était des gens vraiment bien.
Plus tard, alors qu’on fendait la campagne, le contrôleur a lancé un «bonsoir» sonore et rebondi. Et on a vite compris qu’il y avait un souci avec le trio groupé autour du téléphone. Le contrôleur a demandé deux fois, en français et en néerlandais, à voir les billets. On a regardé et c’était clair que ces trois-là 1) n’avaient pas payé, 2) n’avaient pas d’argent, 3) laissaient l’un d’eux bredouiller «yes», «heu», «no» et le nom du lieu de destination. Le contrôleur est passé aux autres voyageurs et voyageuses, puis aux autres wagons. Pour revenir, avec une collègue, chez les trois jeunes, leurs grands yeux inquiets, comprenant que les ennuis commençaient, des habits pas achetés avenue Louise et l’âge d’avoir atterri ici après une odyssée, entamée dans un village, loin, parce que l’essentiel n’était plus ce qu’ils vivaient là-bas mais comment et où y survivre.
La dame a posé la question en anglais: billets? carte d’identité? No. Heu. Le nom du lieu de destination. Elle a dit à son collègue «bon, ils sont paumés». Alors, le monsieur qui somnolait avant contre sa vitre a décidé de s’en mêler: «Je vais payer, c’est combien?». Le contrôleur a dit «cher: le voyage + l’amende, fois trois». «Ok, combien?» «Ça va faire dans les 60.» Mais la contrôleuse a décidé «merci, mais pas nécessaire, on va les laisser». Le monsieur a dit «merci vous». La contrôleuse lui a juste glissé, comme si c’était lui la clé, «mais il faut qu’ils comprennent que le train, c’est pas gratuit».
Après, l’un des trois, celui des yes, des heu et des no, s’est levé, jusque chez le monsieur. Thank you, thank you. Le monsieur lui a serré la main et a tenté de lui faire comprendre que, non, moindre des choses, avec plaisir, mais que ce contrôleur et cette contrôleuse, c’était des gens vraiment bien. Et, quand il est descendu, l’arrêt suivant, il lui a refilé vingt euros, en douce. «Vous en avez sûrement plus besoin que moi.» C’était pas de l’héroïsme. Juste arriver à la rescousse. Juste le décider. Mais quand on est sorti de ce dernier train, ce soir-là, la nuit, malgré son noir néant, irradiait de lumière. Avec un parfum qui couvrait toute odeur de défaite. Une ruelle étincelante.
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