Thierry Fiorilli
C’est beau comme « baraye », la chanson de l’Iranien Shervin Hajipour (chronique)
On croirait entendre «parolè», à l’italienne. Mais c’est «baroyè», même si ça s’écrit «baraye». Et c’est beaucoup plus joli en farsi, ou en persan. Si on scrute les caractères (voir ci-dessous), on dirait deux bras – le premier, à gauche, qui montre de maigres biceps, l’autre comme sur une danse orientale, avec les poignets s’enroulant autour de l’air, celui qu’on entend et celui qu’on respire – puis le dossier d’un siège à bascule, de profil, puis une gondole, ou un aimant en fer à cheval distendu, et, par terre, trois petits carreaux, comme tombés d’un mur à zelliges, ou des éclats de verre, ou des photos éparpillées. C’est comme si on avait dessiné le mouvement d’un son. Avec des mains levées, des objets tordus, des trucs brisés. Comme on fait la ola ou comme on capitule. Comme après une fête ou une mise à sac. Même en traces les extrêmes se rejoignent, donc. D’ailleurs, «baraye», ça veut dire autant «pour» que «parce que». Comme si la cause et la conséquence, c’était pareil. Ou la ligne de départ et celle d’arrivée.
Baraye, c’est ce titre qui a reçu, il y a un mois, le premier «Grammy award de la meilleure chanson pour le changement social». On la doit à Shervin Hajipour, 25 ans, qui l’a postée sur Instagram le 27 septembre dernier. Dix jours après le lancement des manifestations, en Iran, et la mort de Mahsa Amini, 22 ans, emprisonnée parce qu’elle portait mal le voile. Il n’a pas fallu plus de 48 heures pour que Shervin soit arrêté, lui aussi, pour soutien à la jeunesse en rébellion. Il a été libéré, sous caution, et attend toujours son jugement. Sa chanson, elle, retirée dès qu’il a été embarqué, a été visionnée plus de quarante millions de fois, en deux jours, puis a dépassé les frontières.
Une aspiration désarmante de candeur mais d’une puissance folle.
Devenant, comme l’a clamé sur Twitter, dès octobre, l’analyste politique irano-américain Karim Sadjadpour, «la chanson la plus virale de l’histoire de l’Iran». Celle «dont on se souviendra probablement encore durant des décennies». Ironie du sort: «Elle ne porte pas sur la résistance à l’ Amérique, à Israël ou à quoi que ce soit d’autre. Elle porte sur les rêves iraniens d’une vie normale.»
C’est une mélodie toute gracieuse, silhouette dessinée sur une vitre embuée. Dans les paroles, inspirées par les tweets de actrices et acteurs du soulèvement qui entre dans son sixième mois, aucune tranchée, ni poison ni grenades. Juste «pour» et «parce que». Pour «danser dans la rue», «ne pas avoir peur de s’embrasser» et «changer les cerveaux qui ont pourri». Parce que «cette économie par décrets», «cet air pollué» et «tous ces slogans vides». Pour «cette élite enchaînée», «les enfants afghans» et «le soleil après une très longue nuit». Parce que «les arbres pâles», «les sanglots sans répit» et «une fille qui souhaitait être fils».
Une aspiration désarmante de candeur mais d’une puissance folle. Celle qui précipite la défaite des traqueurs d’âmes. Qu’annonce ici une simple chanson, de deux minutes douze secondes, juste à la guitare et chantée les yeux clos. Pour mieux voir le plus beau finir par advenir.
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