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Bodycount: le chiffre qui enterre les femmes

Juliette Debruxelles

Sur les réseaux sociaux, le bodycount est devenu un sujet de débat aussi viral que nauséabond. Plus que de savoir combien de partenaires sexuels a eu une femme, l’idée est de tirer une conclusion implicite sur sa valeur et sa moralité.

C’est une drôle d’expression pas marrante. En anglais, elle signifie, littéralement, «le compte des corps». Un terme macabre qui, à l’origine, servait à comptabiliser le nombre de morts sur un champ de bataille. Mais le bodycount, dans la bouche des influenceurs et des internautes, égraine un autre type de chair (à) canon: celle des partenaires sexuels. Comme si chaque relation passée laissait une trace indélébile, une sorte de poids sur l’âme et la réputation des individus. Un poids qui, ô surprise, n’est pas réparti équitablement.

Le bodycount est l’arme fatale du slut-shaming, ce mécanisme insidieux qui stigmatise les femmes pour leur vie sexuelle tout en glorifiant l’hypersexualité masculine. Car sous couvert de simple curiosité, il ne s’agit pas vraiment de savoir combien de partenaires a eu une personne, mais bien d’en tirer une conclusion implicite sur sa valeur et sa moralité. Une femme avec un bodycount élevé? Une sale, une facile, une volage. Une de celles qui auraient perdu quelque chose à force de trop donner. Un homme avec un bodycount élevé? Un champion. La rengaine du double standard sexiste reprend ici toute sa vigueur.

La liberté sexuelle est à nouveau soumise au regard inquisiteur d’une société qui aime juger, pointer, classer.

Le bodycount repose sur une conception purement comptable et moraliste de la sexualité. Il sous-entend que la sexualité féminine devrait être rare, précieuse, préservée, tandis que celle des hommes est une performance à maximiser. Cette rhétorique, vieille comme le monde, résonne avec l’idée de la femme pure et de l’homme conquérant et rejoint le retour de certaines injonctions politiques et religieuses de notre époque. Elle s’inscrit dans une résurgence inquiétante du puritanisme où la liberté sexuelle est à nouveau soumise au regard inquisiteur d’une société qui aime juger, pointer, classer. Le bodycount alimente une vision rétrograde des relations amoureuses et sexuelles. Alors que d’un côté de la frontière puritaine on commence à comprendre que le nombre de partenaires sexuels ne résume pas la moralité d’une personne, de l’autre, on réintroduit l’idée d’une femme «abîmée» par ses expériences, comme si chaque partenaire laissait une empreinte indélébile sur la peau. Certains pseudo-experts et réactionnaires vont même jusqu’à affirmer que l’ocytocine –l’hormone de l’attachement– produite lors des étreintes rendrait les femmes moins aptes à nouer des relations durables après plusieurs partenaires. Question d’accoutumance, de capital épuisé ou de… bullshit. Une absurdité pseudoscientifique qui sert surtout à justifier une vision archaïque de la monogamie.

On est loin des réflexions de l’écrivain Georges Bataille , qui n’a rien d’un représentant de la Gen Z ni d’un lapin de trois semaines et qui, pourtant, dans L’Erotisme (Les Editions de Minuit, 1957) voyait la sexualité comme un moyen de transgresser les règles et d’explorer les limites humaines. De briser l’isolement des individus et de leur permettre de chercher une connexion plus profonde avec autrui. Une quête de dépassement des interdits, notamment à travers la multiplication des partenaires sexuels. Une transgression qui donnerait aux règles un nouveau sens. Une façon d’accepter la vie dans toute son intensité…

Mais c’est sans compter le tribunal de TikTok. Sur les réseaux sociaux, le bodycount est devenu un sujet de débat aussi viral que nauséabond. De jeunes hommes interrogent leurs prétendantes sur leur nombre de partenaires, caméra braquée sur elles, attendant une réponse jugée «acceptable». Et le plus ironique dans l’affaire, c’est que les chiffres eux-mêmes sont truqués. Les hommes auraient tendance à exagérer leur nombre de partenaires, tandis que les femmes le minimiseraient, par peur du jugement. Résultat: un indicateur totalement faussé, un mensonge collectif qui ne fait que renforcer les inégalités et la souillure sociales.

La saleté du calcul n’est pourtant que dans l’œil de ceux qui s’y soumettent…

Juliette Debruxelles est éditorialiste et raconteuse d’histoires du temps présent.



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