Carte blanche
Sommes-nous en train de tomber dans le piège du relativisme moral au nom de la diversité?
«Pouvons-nous condamner les actions de quelqu’un comme étant immorales simplement parce qu’elles causent de la souffrance à autrui?», s’interroge Margareta Hanes, docteure en philosophie politique de la Vrije Universiteit Brussel.
Le pluralisme ethnique, religieux et culturel est une réalité. Nous ne pouvons plus nier que nous sommes divers et que cette diversité est souvent non seulement tolérée, mais même encouragée, dans notre société (démocratique). Les débats se veulent plus vivants, les arguments ne doivent plus automatiquement s’attacher les uns aux autres comme un aimant, mais se regarder face à face pour être écoutés, compris, décortiqués. Le pluralisme nous apprend à dépasser le monologue et à entrer dans le dialogue.
Et pourtant, on constate de plus en plus dans les situations de crise identitaire, politique, de conflit armé, etc., que justement cette diversité peut mettre en danger la cohésion de notre société. Le danger surgit souvent du domaine moral, cet espace où se forment la tolérance envers l’autre, l’indulgence, la noblesse d’esprit, en un mot, l’humanité.
Le philosophe britannique Bertrand Russell a dit que nous suivons en réalité deux morales qui coexistent côte à côte. Nous pratiquons une morale que nous prêchons rarement, surtout lorsque nous voulons justifier nos actes immoraux, mais lorsqu’il s’agit des autres, des actes moraux qu’ils devraient entreprendre, nous prêchons une morale que nous ne pratiquons pas nous-mêmes.
Pour beaucoup d’entre nous, l’autre est bien plus capable d’immoralité, souvent mise en avant. Il est préférable et d’une certaine manière plus facile de souligner ce qui nous est fait, de souligner comment l’autre nous fait du mal, plutôt que de mettre nos propres actions à la loupe.
Le relativisme moral se nourrit de perspectives situationnelles, culturelles, individuelles et historiques. Les principes moraux communs ne sont pas nécessairement niés, mais ils peuvent être façonnés en fonction du contexte. Les egos individuels prédominent et la vérité peut être considérée comme une extension de ceux-ci. Même si la vérité ne joue pas le rôle principal dans le cas du relativisme, l’accent étant mis sur la compréhension des justifications des diverses croyances morales, elle est importante dans le sens où elle est liée à la validation de diverses expériences comme, par exemple, la réalité de la souffrance.
La présence de souffrance est un facteur important pour déterminer si une action est immorale, car elle affecte directement la dignité des personnes impliquées. Mais est-elle suffisante ? Pouvons-nous condamner les actions de quelqu’un comme étant immorales simplement parce qu’elles causent de la souffrance à autrui ? La subjectivité de la souffrance rend presque impossible toute critique de son existence. Nous ne pouvons nier que, par exemple, en temps de guerre, les enfants, les femmes et les personnes âgées subissent des atrocités inimaginables. Ou que dans tous les cas de brutalité, de violence, les victimes souffrent.
L’utilitarisme, une théorie éthique étroitement liée au relativisme, prône la maximisation du plaisir ou du bonheur et l’évitement ou la minimisation de la douleur. Les actions doivent être jugées en fonction de leurs conséquences et non de l’intention qui les sous-tend ou des valeurs morales suivies. La souffrance, selon cette pensée, est donc liée à l’immoralité, car plus les gens souffrent, plus l’action qui a conduit à cette souffrance est immorale. Les propagandistes le savent très bien et utilisent souvent l’ampleur de la souffrance comme un outil pour manipuler l’opinion publique afin de construire des discours racistes, sexistes et idéologiques qui promeuvent des pratiques discriminatoires, des stéréotypes négatifs ou la haine envers autrui. Et de là à une rhétorique politique et à un récit culturel déshumanisant, il n’y a qu’un pas.
L’un des problèmes de ce jugement relativiste-utilitaire est non seulement qu’il occulte la vérité qui ne prend forme qu’en fonction du bonheur/souffrance du plus grand nombre, mais qu’il ignore le concept de justice. Si nous embrassions un utilitarisme inconditionnel, certaines actions brutales, comme la torture, le viol, l’esclavage, seraient considérées comme morales si elles apportaient de la joie au plus grand nombre. C’est pourquoi il est important que l’évaluation morale inclue également l’intention, la motivation derrière l’action prétendument (im)morale. Quelle est l’intention de celui qui est accusé de comportement (im)moral ? Quelle est la raison des souffrances causées ? Est-ce intentionnel ? La souffrance provoquée vise-t-elle à humilier l’autre, à le déshumaniser ?
Ce qu’il ne faut pas négliger dans l’évaluation de la moralité des actions, c’est le sens de la justice qui va de pair avec l’humanité, avec la compassion pour les malheurs de chacun, qui sont ainsi rendus visibles et non poussés dans l’oubli. La souffrance de quelqu’un n’est pas minimisée simplement parce que l’autre souffre également. Même si parvenir au bonheur du plus grand nombre possible, alléger leurs souffrances est souhaitable, il existe un risque de se concentrer unilatéralement sur les souffrances d’un seul groupe, en excluant l’autre. La justice exige cependant l’impartialité, la reconnaissance des besoins et des souffrances de toutes les parties impliquées et une réponse équitable à ces besoins. Autrement, l’élimination des barrières morales, si l’on ignore le sentiment de justice, de la rectification du mal pour toutes les personnes impliquées, finira par conduire à des conflits sociaux ancrés dans le ressentiment et l’aliénation.
Par Margareta Hanes, docteur en philosophie politique de la Vrije Universiteit Brussel.
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