Franklin Dehousse
Qatargate: vers un carnage électoral pour les institutions européennes?
Il existe beaucoup de façons d’appréhender la dernière crise du Qatargate au Parlement européen, décode Franklin Dehousse, professeur à l’ULiège
D’un côté, il y a malgré tout quelques raisons de se réjouir. L’exposition d’une réalité cruelle montre au moins que certains contre-pouvoirs fonctionnent encore. Par ailleurs, toute l’enquête constitue un hommage à la justice et à la police belges. Celles-ci n’ont pas toujours été brillantes cette décennie. Or, il s’agissait d‘une enquête difficile à mener, le Qatargate, comportant des ramifications tant avec les forces d’autres Etats qu’avec le Parlement européen.
De l’autre côté, cependant, l’enquête révèle l’incroyable niveau de corruption atteint par le Parlement. En effet, l’affaire Kaili constitue, on va le voir, contrairement au discours officiel, la petite pointe émergente d’un énorme iceberg.
Au départ apparaît l’incroyable complaisance entre anciens et actuels parlementaires. De façon régulière, les sortants créent des structures aux finalités floues qui servent surtout à valoriser leur carnet d’adresses au profit de riches sponsors. Comme le rappelait Mediapart, ce n’est pas une pratique neuve. Ainsi, encore en mandat, le député socialiste/macronien Gilles Pargneaux avait établi en 2018 une fondation méditerranéenne… sérieusement inféodée au Maroc. Ces fondations/ONG/asbl servent à la fois à entretenir des réseaux et recevoir de l’argent.
Ainsi, Pier Antonio Panzeri a créé en fin de mandat en 2019 « Fight impunity », une asbl internationale. Il y associa de suite diverses personnalités : Bernard Cazeneuve (ancien premier ministre français), Federica Mogherini (ancienne commissaire aux relations extérieures), Dimitris Avramopulos (ancien commissaire aux migrations). Comme narré par Politico, l’association a toujours violé plusieurs règles élémentaires. Ses comptes n’ont jamais été présentés. Elle n’a jamais été inscrite au registre des lobbyistes. Ses rapports étaient seulement des productions reconfigurées d’autres instituts. Enfin, 60.000 euros (d’argent public, car on suppose que Panzeri ne les a pas financés lui-même) ont été donnés à Avramapoulos, sans qu’aucune justification ait été mentionnée jusqu’ici.
Malgré ces multiples violations, « Fight Impunity » a été de suite reconnue comme une interlocutrice importante du Parlement. La sous-commission des droits de l’homme, présidée par Marie Arena, l’a reçue à plusieurs reprises pour présenter des rapports… qui n’étaient même pas les siens. Marc Tarabella était proche tant de Panzeri que de Kaili. (Cela explique en partie pourquoi Arena a dû se retirer de sa présidence, et a vu le bureau d’un collaborateur perquisitionné, tout comme Tarabella son domicile). Dans deux compléments d’enquête précis, Le Soir a montré comment ces parlementaires ont facilité de façon constante l’infiltration de Panzeri et faussé le débat (Matriche, Hofmann et Colart, 2 et 4/1/2023). Le centre d’études du Parlement européen, avec son directeur A. Tisdale, a aussi participé à un colloque de l’association.
Avec une superbe hypocrisie, le Parlement a défendu ces comportements par le fait que l’ONG était « bien établie ». Il maquille bien sûr la réalité. L’ONG était établie… parce que ces parlementaires précisément l’avaient rendue crédible. Beaucoup d’ONG à Bruxelles ont de vraies activités, de vrais rapports, de vrais comptes, mais ne bénéficient pas de ce traitement royal. Au minimum, toutes ces notabilités ont fait preuve d’une incompétence manifeste. Elles ont fourni un socle, sans la moindre vérification, aux manœuvres parallèles de Panzeri dans les institutions. Dans ce milieu qui semble flotter entre la camarilla et la camorra, leur comportement reflète une soif forcenée de connexions à tout prix (le guanxi cher à la Chine), et un mépris général pour la règle de droit comme la bonne gestion.
Arrive alors Eva Kaili. Femme jeune, présentatrice de télévision avec beaucoup de charmes et peu de convictions, elle a été poussée en Grèce par le Pasok, parti en profond déclin. Dans une progression fulgurante, elle devient vice-présidente du Parlement. Plus encore que les autres, elle pousse l’agenda de Panzeri. Elle multiplie les déclarations, les voyages de représentation (de façon pittoresque, même pendant une visite en Arabie Saoudite dédiée aux droits de l’homme, elle n’arrête pas de défendre une princesse qatarie). Plus surprenant encore, Kaili parvient à voter en commission pour la suppression de l’obligation de passeport pour les Qataris entrant en Europe… alors qu’elle ne siège même pas dans la commission. Au Parlement, entre copains, il y a toujours moyen de s’arranger. De toute évidence, Kaili voulait non seulement soutenir le Qatar, mais être vue en train de le soutenir. Compte tenu du fait qu’on a retrouvé 150.000 euros en billets chez elle et 500.000 dans la valise de son père, on peut le comprendre.
Certains diront que cet épisode est exceptionnel, et ne représente pas la culture du Parlement européen. C’est vrai et faux. Vrai, parce qu’il est rare qu’on tombe dans une affaire sur 1.500.000 euros en cash non déclarés. Faux, car la plupart des parlementaires sont seulement plus malins que Kaili. Ils utilisent d’autres méthodes, moins visibles, pour vendre leurs services.
En 2019, le Parlement a descendu la candidature de Sylvie Goulard à la Commission. Elle avait reçu quelque 350.000 euros pour organiser des réunions (sans autre explication)… pendant qu’elle était parlementaire, et même présidente de la commission des affaires monétaires et financières. Ce pourboire royal émanait du fonds Berggruen, installé dans un paradis fiscal et financé dans un autre paradis fiscal. On notera que le Parlement n’avait vu là-dedans aucun problème… tant que Goulard était parlementaire.
Guy Verhofstadt avait aussi été « employé » par le fonds Berggruen. Là aussi, le Parlement n’a vu aucun problème. Verhofstadt a même été longtemps identifié comme un des parlementaires gagnant le mieux sa vie… en dehors du Parlement (il atteignait le score des meilleurs experts britanniques du cumul des rémunérations, c’est dire). Pendant 10 ans, il a aussi été chef du groupe libéral, c’est-dire une des personnes les plus influentes sur toute l’activité législative. Avec les responsabilités internes montent les cadeaux princiers.
Klaus Lehne a longtemps été président de la commission des affaires juridiques. Selon « Libération », il percevait en même temps que son salaire parlementaire un salaire de quelque 9.000 euros par mois pour conseiller les gros clients sur « le suivi de la législation européenne ». Lui aussi était idéalement placé pour le faire.
On pourrait multiplier les illustrations. (Pour d’autres déviations, voir Politico). Le Parlement est devenu un énorme sphincter qui avale une multitude d’invitations, cadeaux, soutiens techniques, postes d’administrateur, contrats de consultance, partenariats de tous genres, en échange d’une multitude de faveurs législatives et budgétaires. « Gratte-moi le dos, et je te gratterai le tien » constitue la devise de la maison. Le Parlement se plaint de l’inaction des autres institutions, mais il pourrait aisément prendre lui-même (et les groupes politiques aussi) une série de mesures pour lutter contre les conflits d’intérêt. Aucun groupe n’a présenté un réel programme d’action dans ce sens.
Pourtant, les discours officiels n’évoquent jamais ces pratiques. Quand la présidente du Parlement européen Roberta Metsola clame « nous sommes attaqués », elle oublie de spécifier… « par nous-mêmes ». Le Parlement a décidé de suite de mieux contrôler les visiteurs extérieurs, et d’interdire les Qataris (avant même la fin de l’enquête). Le problème de la corruption semble exclusivement provenir des corrupteurs, et jamais des corrompus.
La crédibilité de Metsola dans le renforcement des règles apparaît d’ailleurs quasi nulle. Elle a été récemment la grande organisatrice de la nomination truquée d’Alessandro Chiocchetti comme nouveau secrétaire général. Ce dernier ne possédait pas les capacités requises. Sa grande recommandation émanait de sa collaboration passée avec Marcello Dell’Utri, depuis lors condamné pour sa coopération avec la mafia (Quatremer, Libération, 14/09/22). Cette nomination bénéficiait du soutien de plusieurs groupes politiques, dont « Les verts » et « Renew », acheté par la création de divers hauts postes (doté d’un personnel pléthorique, nommé souvent de façon douteuse, le Parlement comprend pas moins de 15 directions générales). Curieusement, Kaili, maintenant en prison aussi, fut quasi la seule socialiste à approuver cette nomination (ce qui, avec d’autres connivences avec le gouvernement grec, tend à accréditer la rumeur qu’elle s’apprêtait à changer de parti).
Encore récemment, le Parlement européen n’a eu aucune réaction suite aux détournements massifs du juge belge Karel Pinxten, puis des multiples abus du président Klaus-Heiner Lehne et d’une dizaine de membres de la Cour des comptes. (Quatremer, Libération, 26/11/2021). Il a aussi décidé de ne plus contrôler les frais annuels versés aux parlementaires. Un bel encouragement aux détournements en tous genres. Récemment, Il Foglio annonçait encore que Metsola avait décidé de nommer comme chef de cabinet… son beau-frère, projet abandonné après sa révélation. Quand Metsola clame « il n’y aura aucune immunité ! », il faut comprendre… sauf pour elle-même, et ses amis il semble. Naturellement, le Parlement préfère accuser la Commission, qui reporte sa grande proposition d’une autorité de l’éthique depuis des années.
La lenteur de la Commission révèle toutefois, hélas, la nature systémique du problème. La Commission sous Ursula von der Leyen ne brille pas par sa transparence. Trois ans après leur lancement, les contrats d’achat des vaccins sont toujours largement inaccessibles (alors qu’il s’agit du plus gros achat de toute l’histoire du budget européen). Par ailleurs, les refus répétés de la présidente quant à ses échanges avec Pfizer dans ce cadre ont amené l’ouverture d’une investigation par la procureure européenne. Récemment, sept parlementaires verts (oui, il y en a certains qui font leur job) ont mis en cause la présence du mari de von der Leyen dans quatre filiales de quatre pays différents (et en plus dans un comité d’attribution de fonds en Italie). Ces filiales ont toutes reçu des fonds importants dans le plan de relance européen (voir aussi Hellas Posten, 12/2022). L’absence de toute proposition sur une autorité éthique indépendante émanant de la Commission von der Leyen ne constitue sans doute pas un hasard.
Le Conseil européen ne fait pas mieux. Ce sont précisément les Etats membres qui ont raboté au maximum les pouvoirs du procureur européen. Deux Etats continuent même à ne pas participer au système, même réduit. Quant à la Cour de justice et à la Cour des comptes, selon Mediapart, elles ont même déjà indiqué qu’elles n’entendaient pas se soumettre le moins du monde à un contrôle externe de l’éthique (alors que leur transparence en matière de gestion administrative comme des activités des membres demeure plus que modeste).
Face à cette résistance générale à toute réforme sérieuse, le futur apparaît très prévisible. Le public assistera pendant six mois à une série de révélations et de discours émouvants (spécialement si l’enquête lancée par la Grèce au Panama révèle de nouvelles filières financières). Les institutions négocieront dans la douleur une réforme factice. Et, finalement, tout restera comme avant.
Ce scénario classique se heurtera toutefois à deux obstacles majeurs : la corruption a été ici extrêmement profonde et visible. Par ailleurs, la campagne électorale de 2024 commence dans douze mois. L’opinion publique est excédée par les dirigeants européens qui n’ont que l’Etat de droit à la bouche pour mieux l’étrangler entre leurs mains, abrités derrière des sabotages constants de la transparence. Beaucoup de membres des institutions évoquent la noblesse avant 1789, comme si leurs privilèges naturels les dispensaient des règles. Ce nouveau dérapage massif, ajouté à tous les précédents, risque de provoquer un vrai tsunami populiste contre les institutions européennes, surtout en cas de choc énergétique probable l’hiver prochain.
Viktor Orban comme Marine Le Pen ne s’y sont pas trompés. Ils ont de suite attaqué le Parlement européen. Pour tous les partis anti-européens et extrémistes, le Qatargate – qui pourrait aisément devenir aussi le Maroccogate – va constituer une aubaine phénoménale. Ils n’ont plus qu’à prendre note paisiblement et redéverser en boucle sur les réseaux sociaux tous les épisodes précités dans les trois mois avant les élections. Sans changement radical de stratégie chez les responsables actuels, beaucoup d’éléments sont en place pour mener à un vrai carnage électoral, avec des répercussions lourdes pour l’Union européenne.
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