Carte blanche
Proche-Orient: quelle responsabilité pour les intellectuels? (carte blanche)
Comment éviter les spirales de polarisation qui conduisent à des radicalisations délétères? Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère, professeurs à l’ULB, se posent la question, vu la forme qu’est en train de prendre le débat sur l’occupation d’un bâtiment de l’ULB par des étudiants antisionistes.
Puisque polarisation il y a, avant d’examiner ce débat, les signataires de cet article doivent préciser leur position sur le conflit en cours. Tous deux condamnent la politique du gouvernement Netanyahou, politique criminelle envers les Palestiniens, mais aussi suicidaire pour Israël, sa sécurité et sa démocratie. Nous sommes horrifiés par la guerre impitoyable menée contre des civils par Israël, guerre qui semble avoir pour seul objectif d’empêcher à jamais toute solution politique. Nous saluons la double incrimination récemment demandée par le procureur de la CPI ; nous soutenons la demande d’un cessez-le-feu et la demande, portée par des figures comme Elie Barnavi d’une reconnaissance immédiate d’un Etat palestinien par les Etats européens ; la colonisation de la Cisjordanie nous semble un scandale.
Des mobilisations étudiantes trop axées sur les slogans creux
Mais nous tenons à l’existence d’Israël, État fondé comme un État refuge pour les Juifs du monde entier en proie à des persécutions ; nous n’oublions pas que plus de la moitié des Juifs israéliens vivent en Israël parce qu’ils ont été chassés ou contraints de quitter des pays où ils ne peuvent pas retourner ; nous jugeons inconcevable qu’on puisse voir dans les massacres de civils, les viols avec torture et les dépeçages commis par le Hamas le 7 octobre des actes de « résistance » ; nous n’oublions pas que le projet politique du Hamas est celui d’un régime ultra-réactionnaire accompagné d’une éradication des Juifs ; nous n’oublions pas non plus que le Hamas est un élément d’un bloc antidémocratique où figurent l’Iran, le Hezbollah et la Syrie assadiste. Nous n’oublions pas que les soutiens du Hamas ont été partie prenante de l’écrasement de la révolution syrienne par le régime de Bachar el-Assad, écrasement qui a fait un demi-million de morts et des millions de réfugiés avec l’appui de la Russie poutinienne.
Que demande-t-on quand on réclame une « décolonisation de la mer au Jourdain » ?
Nous vivons une situation tragique, où la politique criminelle de l’extrême-droite israélienne, incapable d’accepter l’existence des Palestiniens, ne laisse entrevoir aucune issue. L’indignation qui résulte de cette situation est légitime. Elle a pris la forme de mobilisations étudiantes qui répondent parfois à la tragédie par ce qu’il faut bien appeler des radicalités imaginaires, qui se donnent des slogans dont l’irréalité laisse pantois. Que demande-t-on quand on réclame une « décolonisation de la mer au Jourdain » ?
« En fait, le slogan sert uniquement à fuir les questions sérieuses »
Si on vise par là, comme c’est le cas de certains défenseurs du slogan, l’idéal d’un État binational et multiconfessionnel, alors il faudrait le dire clairement et dire par quel moyen on compte l’atteindre, sachant qu’aucune des forces sur le terrain n’en veut : demande-t-on l’envoi d’une force militaire internationale de plusieurs millions d’hommes qui désarmerait le Hamas et Tsahal et imposerait une coexistence pacifique en tenant en respect les populations civiles pendant quelques décennies ? Ou bien demande-t-on, comme le disent certaines voix qui s’expriment, l’éradication d’Israël et une décolonisation sur le modèle algérien, c’est-à-dire la victoire du Hamas et l’expulsion de 7 millions de Juifs israéliens dont la plupart n’ont pas de métropole où retourner ? Il faudrait le dire, et dire alors combien on compte accueillir de réfugies israéliens : 500 000 ? un million ?
En fait, le slogan sert uniquement à fuir les questions sérieuses ; il permet de tenir un discours délibérément équivoque, où nombre d’idéalistes projettent des idéaux généreux, mais où absolument rien n’exclut que le but soit d’opposer au nettoyage ethnique explicitement désiré par plusieurs ministres de Netanyahou le rêve d’un nettoyage ethnique inverse.
Ces rêves ont inspiré, comme demande concrète, celle d’un nettoyage académique sous la forme d’une désinvitation d’Elie Barnavi
Des prises de position dénoncées par les auteurs
Ces rêves ont inspiré, comme demande concrète, celle d’un nettoyage académique sous la forme d’une désinvitation d’Elie Barnavi, demande fermement refusée par la rectrice de l’ULB. L’attitude exemplaire de la rectrice a été attaquée dans le magazine Le Vif par une étrange tribune qui dénonçait la fermeté de la rectrice comme un « déni de l’antisémitisme », alors même que le danger de l’antisémitisme était dénoncé par les messages institutionnels que le rectorat avait adressés à la communauté académique.
Cette tribune aurait dû être ignorée. Elle a reçu dans le même magazine une réponse surprenante, qui se voulait une réfutation mais constituait en réalité une éclatante illustration de ce que peut être le déni de l’antisémitisme —c’est-à-dire, en l’absence de toute intention antisémite, un refus de voir certaines réalités ou certaines conséquences antisémites, sinon sous la forme de phénomènes marginaux.
Cette contre-tribune contenait un passage expliquant la montée de l’antisémitisme par son instrumentalisation : étonnant argument, qui est un calque exact du discours de la droite la plus dure qui explique le racisme par les excès de l’antiracisme, et qui soutient que la lutte contre l’islamophobie est un instrument de l’islamisme, voire du djihadisme. On sait qu’à suivre ces thèses, il n’y aurait pas de racisme s’il n’y avait pas d’instrumentalisation de l’islamophobie, pas de racisme anti-arabe s’il n’y avait pas de terrorisme islamiste.
Un cordon sanitaire autour des sionistes?
De même, à suivre la tribune, la résurgence de l’antisémitisme s’expliquerait par les instrumentalisations (de fait souvent insupportables) de l’antisémitisme par l’extrême-droite israélienne et d’une partie de la communauté juive. À ce jeu de miroir s’ajoutait, à propos de Robert Reich, une précision glaçante : « juif, par ailleurs », précision évoquant la technique consistant à « prouver » qu’on n’est pas raciste en invoquant un « ami » racisé. Était tout aussi glaçante l’accusation de reprise du « récit sioniste » sans autre forme de précision, comme si le simple fait d’être sioniste, et donc attaché à l’existence de l’État d’Israël, valait discrédit.
La radicalité des slogans a un motif valable dans l’exaspération du sentiment qu’Israël bénéficie d’une impunité inadmissible
Il est vrai que la thèse selon laquelle tout sioniste est un ennemi est celle que soutiennent certains des étudiants qui occupent le bâtiment B de l’ULB, dont les signataires de la tribune se déclarent solidaires. On lit sur le compte Instagram de ces étudiants qu’il faut établir sur le campus de l’ULB un « cordon sanitaire » qui interdise la présence de toute « personne » représentant « l’idéologie sioniste », au motif que « le sionisme, qu’il soit de gauche ou de droite, est une idéologue coloniale, raciste et fasciste ». Cette phrase qui vise Elie Barnavi (militant d’une solution à deux États) a un sens clair : quiconque accepte l’existence d’Israël doit être chassé du campus, proposition qui en toute rigueur devrait s’appliquer aux enseignants.
La radicalité des slogans a un motif valable dans l’exaspération du sentiment qu’Israël bénéficie d’une impunité inadmissible ; mais elle peut aussi s’interpréter comme une intolérance spécifique à l’égard des Juifs, auxquels on refuse en principe tout droit à un État. L’évolution des mobilisations décidera peut-être ce qu’il en est. Face à cela, quel est le rôle des universitaires ? Entretenir les équivoques ou les dissiper ? Creuser des fossés infranchissables ou bien essayer de tenir l’analyse de la complexité du réel, sans mensonges et sans dénis, pour opposer au modèle guerrier les voies du dialogue et de la proposition ? On devine notre réponse.
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