Bernard De Commer
Pouvoir ou contre-pouvoir ? Une question pour les organisations syndicales
Réflexions autour du pouvoir et du contre-pouvoir, par Bernard De Commer, ancien permanent syndical.
Tout pouvoir, écrivait Honoré de Balzac à propos de Catherine de Médicis, est une conspiration permanente. Parce que, ajouterai-je, tout pouvoir est un leurre qui vise à se maintenir en place, en développant tout à la fois des stratégies d’autolégitimation et des stratégies de violence. Et ce, quelles que soient les formes de pouvoir : totalitaire ou démocratique. Et quelles qu’en soient les aires d’activités : politique, sociale, économique, morale,….
Face au pouvoir, à toutes ces formes de pouvoirs, dans leurs aires d’activités, il faut développer des stratégies de contre-pouvoir permanent, plutôt que de viser à participer à ce pouvoir en le partageant ou en s’y substituant.
1. Le pouvoir est un leurre
Au sens premier, un leurre est un morceau de cuir rouge garni d’un appât et figurant un oiseau, de manière à dresser le faucon à revenir toujours vers son maître. Le pouvoir est du même ordre : il vise à convaincre le sujet, l’individu libre, intégralement libre, de soumettre sa liberté à un arbitraire extérieur à lui. De le convaincre qu’il ne peut se passer de cet arbitraire, qu’il doit y revenir sans cesse.
L’obéissance au pouvoir est le fruit de l’éducation. Toutes les civilisations ont toujours largement développé cette forme d’aliénation de la liberté qui consiste à se soumettre au pouvoir d’une personne ou d’un groupe. Sans doute n’est-il pas possible, en termes anthropologiques, de concevoir une société sans une forme ou l’autre de pouvoir. Mais l’objet du débat n’est pas là. Il est dans le fait que tout pouvoir n’est possible que dans la mesure où le sujet obéissant consent à obéir. Encore faut-il que celui-ci perçoive son aliénation et ne se comporte pas comme le faucon. Qu’il la perçoive et décide de récupérer sa liberté. Quand ces deux conditions sont réunies, il n’est aucun pouvoir en place, même le plus absolu, qui ne finisse par s’effondrer.
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2. Le pouvoir développe nécessairement des stratégies de violences à l’égard des individus et des groupes
La nécessité d’un pouvoir en place pour vivre en société, et surtout quelles formes de pouvoir peuvent être tolérables comme limitant au minimum les libertés, ne me paraissent pas devoir faire l’objet d’un long débat : cela s’impose évidemment et sous la forme la plus démocratique possible.
S’il est un pouvoir, aujourd’hui, qui domine tous les autres, qui les supplante, c’est bien le pouvoir économique. Tout lui est dû, et il le sait.
Marc Maesschalk écrit dans Travail pour tous (Editions Lumen Vitae) : « L’Etat comme communauté d’intérêts d’un sous-système du marché mondial n’a pas d’unité de sens à proposer face au développement de l’économie-monde. La production du sens appartient aux créateurs du développement, c’est-à-dire aux représentants du patronat. Même au niveau micro-économique, le patronat prétend chercher et réaliser une transformation radicale des rapports entre production et existence sociale, c’est-à-dire entre économie et éthique. Du pôle d’exécution technologique qu’elle était, l’entreprise se veut aujourd’hui entité culturelle, pôle de contribution non seulement au bien-être social, mais aussi à la qualité de la vie, à la construction de l’identité communautaire ».
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L’idée, si je puis dire, du pouvoir économique est donc très explicitement, par le biais d’une culture d’entreprise, au plan micro-économique, de dépasser la seule dépendance des moyens de subsistance dans le chef des travailleurs pour une dépendance plus globale, idéologique sans le dire, puisque inculquant et imposant sa propre vision de la vie, ses propres valeurs.
Le pouvoir politique, qui devrait théoriquement le contrôler, se tait quand il ne collabore pas tout simplement et de manière outrageante.
Nous vivons dans un régime démocratique, certes. Mais posons-nous aussi la question que se posait, dans La Libre Belgique des 7 et 8 février 1998, Guy Haarscher, justement, : « Les gens votent, exercent des libertés, mais les décisions sont prises dans l’opacité ». Et d’ajouter : « C’est en fait la loi du plus fort qui se réinstaure subrepticement dans le domaine prétendument égalitaire de la parole et de la libre discussion : le sophiste (pervers) n’a nul besoin, pour exercer son pouvoir (pour faire se diriger les individus dans le sens qui lui convient à lui ou à ses commettants) de s’entourer de policiers et d’imposer des limites matérielles à la liberté de ceux qu’il veut subjuguer ; il lui suffit – rien dans les mains rien dans les poches – de faire croire à son public que la discussion a vraiment eu lieu, autrement dit qu’un contenu de pensée (une idée) a été proposé, défendu, critiqué et adopté en connaissance de cause ».
Le pouvoir politique chez nous, et dans les pays occidentaux en général, est strictement sophiste. Comme d’ailleurs l’est le pouvoir économique qu’il ne fait que servir. Ceux-ci n’ont guère besoin de matraque
Le pouvoir politique chez nous, et dans les pays occidentaux en général, est strictement sophiste. Comme d’ailleurs l’est le pouvoir économique qu’il ne fait que servir. Ceux-ci n’ont guère besoin de matraque. Encore que ici et là, ponctuellement… Il leur suffit de faire croire que la discussion a réellement eu lieu. Alors qu’il n’en est rien.
Rappelons cependant ce qu’il faut entendre par « sophisme ». Et c’est Guy Haarscher (op.cit.), une fois encore, qui en donne la définition qui me semble devoir être adoptée : « Le sophisme tel que défini par Aristote se distingue en effet du paralogisme en ceci : celui-ci constitue une erreur involontaire de raisonnement, celui-là constitue une faute délibérée. ».
Le lecteur pourrait aisément nous abreuver d’exemples.
3. Le pouvoir en place dans ses diverses composantes vise à s’autolégitimer dans le statu quo
Marcuse écrivait : « Le fonctionnement ininterrompu de la société justifie sa légalité et sa prétention à être obéie. ». Autrement dit, le pouvoir en place se justifie et justifie sa prétention à s’imposer aux libertés dans le statu quo. Dans un paramètre de bien-être moyen et minimal. Ce que Marc Maesschalk explicite en ces termes : « L’appareil de pouvoir détermine et contrôle le jeu des significations, les règles et l’ordre des valeurs. En soi, l’institution quelle que soit la performativité du rapport critique qu’elle entretient avec la réalité, ne peut produire que des modifications secondaires dans un complexe de pouvoir où elle assure fondamentalement le statu quo. ».
4. Une stratégie de contre-pouvoir permanente
Et tout d’abord, rappelons les deux stratégies qui occupent, au moins en théorie, le champ socio-politique de notre pays : une stratégie, plus participative, partant du postulat qu’on n’arrive réellement à contrôler le pouvoir qu’en y étant présent, associé ; l’autre, affirme qu’il est impossible de contrôler le pouvoir en y étant associé, que ce contrôle doit s’exercer de l’extérieur et dans le cadre d’un conflit d’intérêts.
La première, moins conflictuelle par essence, est majoritaire aujourd’hui au plan national. Son succès s’explique sans doute par un affaiblissement des idéologies de gauche et un renoncement de plus en plus marqué de celle-ci à la gestion collective des biens de production pour la privatisation de ceux-ci. Mais aussi par le fait que la pensée unique est en marche, que celle-ci gomme tout conflit de classes, non pas en niant qu’elles existent, mais en mettant en avant l’intérêt commun. Celui par exemple de l’entreprise.
Il y a, dans le chef de tout pouvoir, un souci permanent d’intégrer des groupes de pression et de contre-pouvoir comme les organisations syndicales dans leur propre jeu.
Au plan d’une contre-pouvoir permanent face au pouvoir économique, au tout à la consommation, , les organisations syndicales sont en première ligne, au front pourrait-on dite. Carlo Rosselli (Le Socialisme libéral, un livre datant de 1930 !) écrit à propos du rôle des organisations syndicales dans les régimes marxistes : « Dans le système marxiste, la sphère d’action assignée aux syndicats est extrêmement restreinte et ne vaut que pour ses répercussions politiques. ».
Je pense que si, dans nos régimes de démocratie libérale, l’asservissement des organisations syndicales aux partis est plus difficile, ce n’en est pas moins l’objectif affirmé de ceux-ci
Je pense que si, dans nos régimes de démocratie libérale, l’asservissement des organisations syndicales aux partis est plus difficile, ce n’en est pas moins l’objectif affirmé de ceux-ci. Claude Herne écrit: « La démocratie tronquée et souvent truquée, à l’occidentale, unidimensionnelle, congelée par la pensée unique de référence et de révérence au marché libre, n’est certes pas le système politique que nous vénérons le plus. Cette démocratie politique n’est, pour nous, que la possibilité d’un passage nécessaire à la seule vraie démocratie, celle qui est, à la fois, sociale et économique, et qui, dès lors, devient automatiquement, réellement, la démocratie en absolu, sans qualification restrictive ». (Capitalisme triomphant et criminalisation généralisée. Ed. Contradictions.1998).
Marc Maesschalk de même : « Si la violence de l’économie n’est pas reconnue dans sa réalité vécue, aucun processus de résistance ne pourra pénétrer le système et contester le monopole économique du sens. L’enjeu pour les jeunes qui peuvent devenir demain des acteurs dans l’économie sociale ou être à leur tour victimes de la recomposition du système ; c’est de refuser le cloisonnement de l’information et de chercher à élaborer culturellement et politiquement la revendication d’un choix du développement social qui s’enracine dans la résistance des humains à la violence d’un développement unidimensionnel ». (Travail pour tous.)
Et donc, pour tout démocrate et surtout pour la génération à venir, il importe de maîtriser au mieux la violence de l’économie faite aux individus en choisissant un développement social qui s’enracine dans la résistance des humains à la violence du développement unidimensionnel.
Bien évidemment, comme ancien permanent syndical, ce sont ces mêmes organisations que j’interroge quant à savoir quelle stratégie – pouvoir ou contre-pouvoir- elles veulent développer face à la violence du développement unidimensionnel.
Tout en les invitant à garder en mémoire cette citation de Fidel Castro qui, manifestement, savait de quoi il parlait : « Sans le pouvoir, les idéaux ne peuvent être réalisés ; avec le pouvoir, ils survivent rarement. »
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