Giovanni Cosentino

Pourquoi la notion de compétence à l’école est une illusion

Giovanni Cosentino Licencié en sciences physiques - Professeur de physique à l’Athénée royal de Mons 1

Si la notion de compétence a rencontré un tel accueil dans le monde éducatif, c’est notamment grâce à la valeur symbolique positive qu’elle véhicule, néanmoins certains n’ont pas manqué de s’en inquiéter, estime Giovanni Cosentino, licencié en sciences physiques et professeur de physique retraité.  

S’il y a un terme qui a littéralement envahi les programmes scolaires depuis de nombreuses années, c’est bien celui de « compétence ». Curieusement, par le passé, cette notion n’était pratiquement jamais nommée, comme si au fond, elle était considérée comme la conséquence évidente et inéluctable des apprentissages. Elle a acquis aujourd’hui, au contraire, une telle récurrence dans les discours pédagogiques que l’on en vient tout naturellement à s’interroger sur les raisons de cette profusion. On ne peut que constater, cependant, que si d’un côté il semble bien y avoir unanimité sur l’utilité de la notion de compétence, il subsiste en revanche un certain flou sur sa définition puisque pratiquement chaque pays et à l’intérieur de chaque pays, pratiquement chaque pédagogue y va de sa définition personnelle. L’idée qui semble néanmoins faire consensus est que la compétence est de l’ordre de l’action que l’élève est capable de réaliser face à une situation donnée.

C’est par le fameux Décret définissant les missions prioritaires de l’enseignement du 24 juillet 1997, plus communément appelé Décret Missions, que notre enseignement francophone a ouvertement adopté une nouvelle manière d’organiser les apprentissages et que l’on appelle l’approche par compétences (APC en abrégé). L’idée maîtresse véhiculée par l’APC est que l’élève doit bien sûr assimiler des connaissances, mais surtout se montrer « capable de les mobiliser pour accomplir un certain nombre de tâches » et c’est d’ailleurs bien de cette manière que notre Décret missions définit quant à lui la compétence.

Par l’entremise de l’APC, l’ancienne vision plutôt humaniste que pouvait avoir l’Ecole cède donc désormais la place à une vision ouvertement utilitariste puisque l’accent est maintenant surtout mis sur ce que l’élève doit être capable de faire et ceci afin de lui assurer la meilleure intégration sociale possible. Dans l’optique de l’APC, les savoirs sont, il faut bien le reconnaître, un peu « désacralisés » dans la mesure où ils sont avant tout considérés comme des outils permettant d’accomplir une tâche. Il n’est pas exagéré de dire que le succès de l’APC est devenu aujourd’hui pratiquement mondial et ce succès n’est bien sûr pas dû au hasard.

Si la notion de compétence a rencontré un tel accueil dans le monde éducatif, c’est notamment grâce à la valeur symbolique positive qu’elle véhicule : être compétent, c’est être efficace, compétitif, utile ; c’est donc aussi, par voie de fait, être capable de répondre aux attentes qui pourraient être formulées par la société dans laquelle on vit. Dans un monde où la compétition est de plus en plus présente dans tous les domaines, la notion de compétence s’impose donc d’elle-même ; néanmoins, la séduction qu’elle opère de plus en plus dans les différentes couches de la société a pris une telle ampleur que certains n’ont pas manqué de s’en inquiéter.

Quelques inquiétudes

Le sociologue de l’éducation Philippe Perrenoud va jusqu’à dire que « partout dans le monde, les programmes orientés vers les compétences se heurtent au scepticisme ou à l’opposition active d’une partie des intellectuels, des enseignants, des parents, voire des élèves. » Un autre spécialiste de l’éducation, Gérald Boutin, qui a étudié les retombées non seulement éducatives, mais aussi sociétales de l’APC, commence ainsi un des ses articles : « Le mouvement de l’approche par compétences, souvent désignée par le sigle APC, semble bien en voie de s’imposer dans presque toutes les sphères de l’activité humaine. Tout se passe actuellement comme s’il n’existait pas d’autre chemin pour rendre compte de la trajectoire de l’être humain de la naissance à la mort, pour juger de sa valeur, pour en évaluer la portée. Rarement une idéologie aura suscité autant de réactions dans les secteurs publics, civiques aussi bien qu’éducatifs. »

Il est indéniable que l’Ecole est aujourd’hui, plus que par le passé, sommée de rendre des comptes et de prouver qu’elle contribue bien à l’insertion sociale et professionnelle des individus. De fait, qu’il s’agisse de vouloir instruire le plus grand nombre ou de faire émerger une élite, de lutter contre les inégalités sociales ou de conformer les futurs travailleurs  aux attentes du monde de l’entreprise, l’Ecole est non seulement le lieu où se font les apprentissages, mais aussi l’instrument d’un projet de société et ses liens avec les enjeux économiques ne peuvent être négligés.

Il y a plus de vingt ans, les institutions européennes exprimaient déjà leur crainte de voir l’Europe accuser une perte de vitesse dans la course à la mondialisation. Et c’est pour répondre à cette préoccupation que les 23 et 24 mars 2000, le Conseil européen a tenu une réunion extraordinaire à Lisbonne afin de « définir pour l’Union un nouvel objectif stratégique dans le but de renforcer l’emploi, la réforme économique et la cohésion sociale dans le cadre d’une économie fondée sur la connaissance ». Et, bien évidemment, une des composantes de cet objectif a été d’adopter « un cadre européen définissant les nouvelles compétences de base dont l’éducation et la formation tout au long de la vie doivent permettre l’acquisition ». Il suffit de consulter les documents émanant par exemple du Journal officiel de l’Union européenne pour se convaincre que nos systèmes éducatifs ne sont donc pas simplement mus par des considérations d’ordre pédagogique, mais qu’ils subissent bien des injonctions très claires émanant du monde de l’économie et destinées à déterminer leur orientation.

Pression de l’Europe

Dans un ouvrage paru en 2010, Angélique del Rey, une professeure de philosophie française, fait très justement remarquer que « la liste des compétences clés établies par l’Europe fera pression sur les Etats européens pour qu’ils formatent les contenus d’enseignement en fonction de cette liste, ceux-ci faisant à leur tour pression sur les enseignants pour que, à la base, ils formatent leurs cours et leur évaluation en fonction de l’acquisition de ces compétences.» C’est dans le document L 394 du Journal officiel de l’Union européenne du 30 décembre 2006 que l’on pourra trouver les Recommandations du Parlement européen et du Conseil sur les compétences clés pour l’éducation et la formation tout au long de la vie. Ce document commence par rappeler que, déjà en mars 2000, le Conseil européen de Lisbonne avait conclu que « les ressources humaines sont le principal atout de l’Europe ». Suivent les fameuses compétences de bases appelées « compétences clés » (elles sont au nombre de huit), considérées comme les outils indispensables devant permettre aux Etats d’affronter la nouvelle « économie de la connaissance » : communication dans la langue maternelle, communication en langues étrangères, compétence mathématique et compétences de base en sciences et technologies, compétence numérique, apprendre à apprendre, compétences sociales et civiques, esprit d’initiative et d’entreprise et finalement, sensibilité et expression culturelle.

Cependant, il n’échappera à personne que le discours des institutions européennes n’affirme rien de vraiment nouveau : en effet, tout le monde s’accordera pour dire que le niveau d’instruction des populations a toujours été appelé à jouer un rôle majeur dans le développement économique d’un pays. Doit-on vraiment, à la lecture de ces Recommandations, en conclure que l’école, jusqu’à leur docte énoncé, n’avait jamais rempli auparavant son rôle d’instruction et de formation ? Il semble plus raisonnable de penser que la raison profonde de ces injonctions faites aux systèmes éducatifs est la prise de conscience de la nécessité d’accroître le plus vite possible la compétitivité de l’économie européenne dans la course à la mondialisation, comme cela est d’ailleurs clairement exprimé dès la première page du document. « La situation est urgente, il n’y a pas de temps à perdre », disait déjà en substance le Conseil européen, en mars 2000. Le développement des compétences clés définies par l’Europe est donc présenté, sinon comme la solution au problème, tout au moins comme une partie essentielle de cette solution et il est clair que l’adoption massive de l’APC par les systèmes éducatifs, du niveau fondamental au niveau universitaire, conforte clairement les attentes européennes.

A ceux qui douteraient de l’influence des recommandations européennes auxquelles je viens de faire allusion sur notre système éducatif, on pourra faire remarquer, par exemple, que les compétences clés se retrouvent pratiquement reprises telles quelles dans les différents « domaines d’apprentissage » qui seront incorporés au tronc commun prévu par le Pacte d’excellence, jusqu’à « l’esprit d’entreprise » dont on se demande ce qu’il vient faire dans le cursus d’adolescents de moins de 15 ans !

Comment utiliser l’APC ?

Arrivés à ce stade, tout un chacun se demandera légitimement : mais de quelle manière l’introduction de l’APC dans notre système éducatif peut-elle accroître son efficacité ? Que peut-on vraiment attendre de cette nouvelle manière de travailler dans les classes ? Si on analyse le modus operandi de l’APC, force est de reconnaître que son but est essentiellement de définir le mieux possible ce que l’on attend de l’élève mais, comme le soulignent Vincent Carette et Bernard Rey : « En parlant de compétences et en publiant les référentiels, (même si on peut contester qu’ils soient bien construits), le législateur indique ce que l’on doit attendre des élèves, mais ne se prononce pas sur les moyens pour y arriver ». Et, comparant l’APC à une autre approche, la « pédagogie par objectifs », ces deux auteurs, spécialistes de l’éducation, tout en reconnaissant l’utilité de la notion de compétence, ajoutent : « Ni la pédagogie par objectifs, ni l’approche par compétences ne sont à proprement parler des pédagogies, au sens de méthodes pour faire apprendre. »

En d’autres termes : si l’APC a raison de souligner l’importance qu’il y a, à développer chez l’élève la faculté de mobiliser ses connaissances afin de résoudre un problème donné, en revanche, cette méthodologie ne nous éclaire pas sur la manière à utiliser pour y parvenir

De nombreux auteurs refusent donc de croire que la simple confrontation à des « situations-problèmes » (c’est ainsi qu’on les appelle) puisse conduire à l’apprentissage. L’un d’eux, Francis Tilman, souligne avec raison que « si les compétences définissent l’aboutissement de l’apprentissage et la manière de vérifier sa maîtrise à travers des manipulations et des problèmes à résoudre, le débat reste entier sur les meilleures stratégies pour y arriver » et ajoute même que « l’approche par compétences est démotivante puisqu’elle met l’individu face à son incompétence. »

Issue du monde de l’entreprise, la notion de compétence a fait, depuis les années 1980, une irruption remarquable dans le monde de l’éducation par l’entremise de l’APC. Tous nos programmes scolaires sont indubitablement imprégnés de ce que l’on doit considérer, on l’a vu, non comme une pédagogie, mais tout au plus comme une méthodologie, une manière particulière d’organiser les activités des élèves. Même les épreuves externes (CEB, CE1D, CESS) imposées depuis de nombreuses années aux établissements scolaires sont marquées du sceau de l’APC : c’est ainsi que – pour ne donner ici qu’un très bref exemple mais qui sera, je l’espère, assez parlant – à l’épreuve du CE1D de sciences de cette année, au lieu de demander clairement à l’élève de définir les termes « mélange homogène » et « mélange hétérogène » (ce qui se règle très facilement à l’aide de deux phrases succinctes) on lui présente la question sous la forme d’un organigramme à compléter et qui occupe une page entière. Afin de respecter les procédures qui sont propres à l’APC, l’élève est donc ainsi bien amené à accomplir une « tâche », mais une tâche qui, non seulement ne sert strictement à rien (car jamais aucun chimiste n’utilisera un tel schéma pour distinguer les deux types de mélanges), mais surtout une tâche qui vient littéralement complexifier quelque chose qui était très simple au départ. L’obsession de l’APC de vouloir faire passer l’apprentissage par la voie d’une « action » de l’élève – fût-elle inutile – conduit à évincer parfois la transmission directe de la connaissance, pourtant essentielle au développement intellectuel de l’élève. A ce propos, je me souviens avoir entendu un jour un inspecteur dire à une assemblée de professeurs : « Avec ces nouveaux programmes, vous n’avez pas le droit d’enseigner directement une notion, vous devez nécessairement passer par l’exercice d’une compétence » (C’est-à-dire par l’accomplissement d’une tâche). Que fait-on ici de la liberté pédagogique 

Malgré certaines absurdités générées par l’APC, comme celle que je viens de signaler, la raison essentielle de son succès tient probablement à la fascination qu’elle suscite chez tous ceux qui veulent se laisser séduire par la promesse de l’efficacité qu’elle est censée générer. Malheureusement, déplore le pédagogue Marcel Crahay, « si la mobilisation des connaissances en vue d’accomplir une tâche pose un réel problème à la recherche psychopédagogique, la notion de compétence ne paraît pas lui apporter une solution positive. Bien plus, nous craignons qu’elle précipite le monde pédagogique dans une illusion simplificatrice dont il risque d’être difficile de sortir », si bien que l’application intensive autant qu’irréfléchie de cette méthodologie qu’est l’APC risque d’en conduire beaucoup à la déception, faute d’avoir exploré d’autres voies, plus prometteuses.

Il n’est pas inutile, pour terminer, de souligner à quel point la notion de « compétence » peut conduire à une culpabilisation de l’individu lorsque celle-ci n’est pas atteinte, dans la mesure où elle est le plus souvent perçue, non pas comme le fruit d’un savoir qui a été transmis par le professeur, mais comme une qualité intrinsèque de l’individu. C’est aussi le propos tenu par Francis Tilman, à qui je redonne ici la parole, lorsqu’il déclare : « Jadis, un élève qui ne réussissait pas était en échec et avec lui le système. Aujourd’hui, il est incompétent et c’est son problème. On aurait tort de sous-estimer la portée symbolique de l’usage de ce vocabulaire et la stigmatisation qui peut en résulter ».  

Le titre est de la rédaction. Titre original : La notion de compétence à l’école : de l’illusion à la déception

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