Sébastien Boussois
Pourquoi la guerre en Ukraine accélère l’avènement du nouveau monde
Pour Sébastien Boussois (ULB), le leadership mondial a déjà basculé vers l’Est. Mais l’Occident refuse d’admettre cet avènement d’un nouveau monde.
Nous sommes dans un déni flagrant depuis trop longtemps. L’Europe et l’Occident ont vécu : peuvent-ils avoir été, être et continuer à être dans le nouveau siècle ? Pas sûr, vu la montée des pôles de leadership qui s’affirment depuis des décennies et qui représentent un puissant levier à notre domination. Nos valeurs sont sûrement parmi les meilleures du monde et de l’histoire, et encore, mais elles sont de plus en plus contestées par plus de la moitié de la planète.
En effet, ce déni dont on parle, c’est celui de refuser d’admettre que le monde a déjà basculé à l’Est et que le monde de demain ou d’après-demain sera dirigé depuis l’Asie et la mer de Chine. Depuis des décennies, nous savons que tout se jouera dans les décennies à venir de ce côté du globe. Le retrait des Etats-Unis du Moyen-Orient pour se redéployer vers le pivot asiatique en est la preuve depuis plusieurs années. La crise actuelle fait naître deux pôles de puissance antagonistes : les États-Unis encore maîtres incontestés d’un Occident décadent, et l’Asie incarnée par l’axe Moscou-Pékin qui se renforce.
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Malgré tout, nous fuyons l’évidence depuis trop longtemps: nos valeurs démocratiques, de liberté et toute la liturgie religieuse qui suivent et que nous répétons et avons essayé d’exporter en vain ces vingt dernières années, n’ont plus la cote malheureusement et ne séduisent plus. Plus longtemps on refusera cet état de fait, qu’on le veuille ou pas, plus on accélérera notre déclin et on perdra du terrain. Il faut préparer l’après pour revenir en force. S’arc-bouter sans assumer le déclinisme n’est pas une marque de force mais de faiblesse. Le monde s’autocratise de plus en plus en même temps qu’il glisse à l’est.
Cela fait des siècles que les Occidentaux ont le leadership mondial et ont produit leurs propres outils de légitimation et de réglementation internationale à travers un multilatéralisme qui est désormais largement à bout de souffle
Ce nouveau monde résistant fermement à l’Occident et qui germe à l’Est depuis des décennies, joue sur le terrain de cet affaissement occidental et compte bien mettre un terme à sa domination. Ce n’est pas une opération organisée, plutôt un opportunisme, mais peut-être aussi le sens de l’histoire. Cela fait des siècles que les Occidentaux ont le leadership mondial et ont produit leurs propres outils de légitimation et de réglementation internationale à travers un multilatéralisme qui est désormais largement à bout de souffle. Il suffit de voir l’impuissance des Nations-Unies voulues par lui et son impuissance criante sur tant de terrains de guerre aux enjeux internationaux. On ne peut les détricoter mais il faudrait tout reconstruire, et impliquer si ce n’est déjà trop tard, nombre des nouvelles puissances qui ont émergé en 70 ans. Toutefois, mais pour combien de temps encore, la domination du dollar dans les échanges internationaux est le support de la puissance américaine et permet encore de contenir cette quête de domination « orientale ». Même si cette hégémonie a été dangereusement remise en cause par Moscou, Pékin et leurs vassaux économiques depuis des décennies, à travers d’autres monnaies notamment, l’Occident résiste encore grâce au billet vert.
Au moins plus de la moitié du monde a glissé irrémédiablement hélas hors de la sphère démocratique, entre régimes autoritaires, dictatures ou démocratures. Ces pays se radicalisent actuellement encore plus dans ce sens dès que l’Occident est attaqué. Ils surfent même sur cet état de fait pour vendre leur modèle politique de stabilité, de populisme, dans un contexte même où nos démocraties sont grignotées par l’avènement d’un nombre de démocratures sans précédent, y compris au cœur même de l’Europe, comme avec la Hongrie d’Orban, ralliée au camp adverse.
Par voie de conséquence, la guerre en Ukraine menée par la Russie depuis sept mois est un accélérateur de particules où l’Europe qui croit avoir tout à gagner risque de tout perdre. Elle révèle une nouvelle ligne de faille civilisationnelle majeure sur terre : cette Europe rabougrie gangrénée sur son front est par les extrême-droites, les Etats-Unis en sous-main tiraillés par de nombreux extrémistes et l’OTAN qui résiste à Moscou en fournissant moyens et équipements militaires à Kiev sans compter. De l’autre : la Chine, l’Inde, une large partie de l’Afrique sous influence de Wagner donc de la Russie, une partie de l’Amérique latine avec un Bolsonaro qui rendait visite à Poutine encore en février, une partie de l’Asie centrale encore influencée par le Kremin et donc la Russie. Une Russie qui, quoi qu’on en pense, est silencieusement adulée par des millions d’individus qui ne supportent plus le paternalisme occidental. « Diviser le monde et condamner des peuples entiers », le projet de l’Occident selon l’expression consacrée de Poutine ? Nous sommes persuadés que des milliards d’êtres humains adhèrent discrètement à l’idée.
Que la Chine et l’Inde critiquent timidement et plutôt récemment pour des impératifs économiques l’opération suicide du Kremlin n’a que peu d’importance par rapport au front du refus qui est en train de s’ériger pour mettre un terme à la domination de Washington dans le monde. Nous sommes à un point de bascule historique où le « sacrifice » de la Russie sera perçu comme un passage incontournable, une purge indispensable, pour entériner « à la Trump », une réalité de terrain et voir l’avènement d’un « nouveau monde ».
Une certitude : la Chine détrônera tôt ou tard les Etats-Unis, Delhi a démographiquement dépassé récemment Pékin, l’Afrique a basculé dans l’escarcelle orientale après les séquelles du passé. Ce monde nouveau, celui de l’ancien Tiers-Monde, regroupe aujourd’hui plus de 4 milliards d’individus, soit plus de 50% de l’humanité. Nous risquons bien de nous noyer, fiers et droits à défendre nos valeurs qu’au passage, nous ne nous sommes pas privés d’enfreindre ( au Kosovo, en Irak, ou en Libye, etc), mais en avons-nous encore les moyens ?
Nous faisons face à un véritable choc des civilisations
S’il faut le faire, et à commencer par l’Europe, il faut aussi se dire que dans le cadre du multilatéralisme ou en dehors, nous n’aurons pas le choix pour notre survie que de concilier avec ce monde nouveau qui nous fait tant peur. Au pire sinon, nous serons aspirés, voir noyés et mis de côté ! Pour le coup, nous faisons face à un véritable choc des civilisations, peut-être le premier au fond à se réaliser depuis que Samuel Huntington, tant décrié, l’a prédit en 1991. Ce « sacrifice » russe, tels que des millions d’individus le perçoivent sûrement en attendant leur « heure », était sûrement écrit et fera le bonheur des nouveaux régimes prédateurs et autocratiques qui posent définitivement les jalons du XXIe siècle qui n’en est à qu’à ses débuts.
Après le bruit des bottes et des canons, la diplomatie et le dialogue seront indispensables si l’on ne veut plus recourir à la guerre pour se faire entendre : échanger n’est pas plier même si ça ne sera pas facile. Il faut également faire un effort considérable d’apprentissage et de connaissance de ces nouvelles puissances que nous rejetons avant tout par méconnaissance. C’est aussi à notre contact, espérons-le, qu’elles pourront évoluer dans le « bons sens », le nôtre. C’est le minimum que l’on puisse espérer en attendant que la démocratie revienne à la mode sur la planète. La Russie, que l’on a trop longtemps refoulée, repoussée, aurait pu à notre contact être au cœur de notre dynamique et en être à un autre niveau à ce jour.
Sébastien Boussois, docteur en sciences politiques, chercheur Moyen-Orient et relations euro-arabes/ terrorisme et radicalisation, collaborateur scientifique du CECID (Université Libre de Bruxelles), de l’OMAN (UQAM Montréal) et de SAVE BELGIUM (Society Against Violent Extremism)
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