Carte blanche
Pourquoi il faut étourdir les animaux dans tous les cas (carte blanche)
Ce 17 juin, le parlement bruxellois tranchera, concernant l’abattage des animaux avec ou sans étourdissement. Pour l’anthropologue française Florence Bergeaud-Blackler, auteure de nombreux ouvrages sur l’abattage rituel en Europe, les arguments religieux avancés dans ce débat ne sont pas recevables.
L’abattage des animaux, avec ou sans étourdissement ? C’est la question que va se poser le parlement bruxellois le 17 juin. Du côté religieux, les chefs de culte musulman et juif se positionnent contre la loi visant à obliger à étourdir les animaux avant leur abattage. Ils argumentent leurs propos, mais cela ne convainc pas Florence Bergeaud-Blackler, anthropologue, qui répond point par point aux chefs religieux.
En Flandre comme en Wallonie, la loi oblige à étourdir les animaux avant leur abattage. A Bruxelles, une ordonnance a été déposée dans ce sens par le ministre du Bien-être animal, Bernard Clerfayt.
Cette proposition est en phase avec l’intolérance croissante de la société dans son ensemble à l’égard de la souffrance animale. Le ministre est bien dans son rôle, et la proposition est légitime, s’il est possible d’apaiser les animaux avant de les sacrifier à notre gourmandise que l’on soit croyant ou non, pourquoi ne pas le faire ? Mais les leaders religieux juifs et musulmans ne l’entendent pas ainsi.
Comme à chaque occasion où le débat revient sur la table (et elles sont nombreuses depuis 20 ans que j’étudie le sujet), les responsables religieux montent au créneau pour ne rien concéder. Voici leurs arguments et pourquoi aucun d’eux ne semble plus recevable. Ils sont avancés conjointement dans un entretien accordé au journal le Soir le 15 juin 2022 par le président du Consistoire Israélite Philippe Markiewicz et par le président de l’Exécutif des Musulmans Mehmet Üstün, deux figures importantes des communautés juives et musulmanes de Belgique.
Le premier argument est qu’il n’y aurait pas eu de discussions sur le sujet, que le dialogue n’aurait pas été instauré et que cela pourrait provoquer une « cassure sociale ». Cet argument est irrecevable. Depuis les années 1980 en Nouvelle Zélande notamment, les vétérinaires ont travaillé avec des sacrificateurs musulmans et juifs et comparé la souffrance animale dans le cas d’un abattage rituel industriel avec et sans étourdissement. Ils ont montré que les premiers étaient préférables aux seconds. Les musulmans de ce pays, puis d’autres de l’ex-empire britannique ont d’ailleurs accepté l’étourdissement réversible et la majorité des viandes halal circulant dans le monde étaient issues d’abattage avec étourdissement.
En 2005, considérant l’ensemble des études expérimentales sur le sujet, la Fédération des Vétérinaires Européens s’est prononcée pour généraliser l’étourdissement, et donc implicitement supprimer la dérogation à l’étourdissement prévue par l’UE pour les abattages religieux. Plus récemment, un projet pluridisciplinaire européen dont l’accronyme était DIALREL (dialogue avec les religieux) a été consacré entre 2006 et 2010 à l’examen du problème sous tous ses angles : du point de vue de la souffrance animale, de la compatibilité religieuse des techniques industrielles d’abattage, des contraintes de production, de celles de la consommation. Pendant quatre ans des leaders religieux, des vétérinaires, des éthiciens, des food scientists, des éthologues, des acteurs économiques, et une anthropologue (moi-même), nous avons étudié, questionné, réfléchi ensemble, et avons abouti collectivement à une position de principe et une position légale.
La position de principe, unanime moins les religieux, était que la souffrance animale est abaissée avec l’utilisation de technologies adaptées et correctement réglées dont sont, ou peuvent être, équipés tous les abattoirs, et que cette solution est préférable pour les abattages rituels car elles ne tuent ni ne détruisent l’animal avant son sacrifice religieux, prérequis absolus des deux religions.
La seconde position légale était que la dérogation pouvait rester en place car l’acceptabilité religieuse de l’étourdissement étant nulle, il était préférable que les animaux soient abattus en abattoir sous contrôle vétérinaire même sans étourdissement que clandestinement, n’importe où. Cette position était soutenue par les acteurs économiques et religieux même si elle était insatisfaisante pour les défenseurs des animaux et sans doute pour les citoyens européens soucieux du bien-être animal qui se sont toujours prononcés pour l’étourdissement. Donc des discussions, des dialogues technique, éthiques et sociétaux, et même des concessions de la partie non religieuse, il y en a bien eu.
Le second argument est que les musulmans et les juifs seraient victimes d’attaques contre les cultes, de stigmatisation. L’abattage rituel serait présenté négativement comme quelque chose de « dégueulasse » exécuté par des « barbares » insensibles aux animaux, je cite Philippe Markiewicz. Au fond ces lois seraient prétexte à l’expression d’un racisme décomplexé ou bien d’une laïcité offensive et irrespectueuse des cultes, ou les deux à la fois. Ce ne serait pas contre l’étourdissement que l’ordonnance du ministre du Bien-être animal serait orientée mais contre la pratique religieuse des juifs et des musulmans. (Il fut un temps où les opposants à l’obligation d’étourdissement l’assimilait odieusement à une mesure nazie, Hitler ayant fait interdire les abattages rituels, ce temps est heureusement révolu.). Se concentrer sur l’abattage uniquement alors qu’il y a bien d’autres moments de souffrance pour l’animal tout au long de sa vie leur parait être une atteinte à la liberté de culte. Pour le président du Consistoire, s’intéresser « aux cinq dernières minutes de la vie d’un animal destiné à la consommation juive ou musulmane, c’est une discrimination inadmissible et une atteinte à la liberté de culte ».
Ces tactiques de diversion et de diabolisation ne sont fondées sur aucun élément concret. Si les débats ont pu être violents et instrumentalisés par les partis d’extrême droite jusqu’aux années 2000, rien de tel ne s’est produit à Bruxelles. Le débat s’est révélé plutôt calme et apaisé à Bruxelles, sans aucun dérapage, sans violence, mais avec à l’inverse des pressions sur des élus favorables à la loi qui ont été présentés comme islamophobes, ce qui les met en danger. On pense à Samuel Paty qui a perdu la vie au motif de cette accusation. L’argument de la discrimination et de la stigmatisation a fait long feu, il n’est plus recevable.
Troisième argument : l’État se comporterait en grand rabbin ou grand imam.
Je cite ici Mehmet Ustün. « Le Conseil des théologiens comme le rabbinat ont émis des avis religieux, obligatoires pour ceux qui veulent manger halal ou casher. Il faut éviter que le législateur devienne en quelque sorte « le grand rabbin » ou « le grand imam » de Belgique qui va se substituer aux autorités religieuses et décider ce qui fait ou non partie du rite ». En réalité, l’État en bornant les prétentions religieuses ne se fait ni rabbin, ni imam, bien au contraire. Je me souviens d’un temps où les abattoirs publics (en France) indiquaient par des croquis comment procéder à l’abattage rituel sans étourdissement. On pouvait légitimement lui reprocher de se faire mufti. Mais ici le ministre belge fait exactement le contraire. Il ne dit pas comment l’abattage doit se dérouler, il établit les limites de la liberté religieuse quand elle empiète sur l’éthique de protection animale partagée par le plus grand nombre.
Quand le président du Consistoire Israélite dit « ce n’est pas aux députés de dire qu’une viande est casher ou halal. C’est le pouvoir du rabbin ou de l’imam, le pouvoir du religieux », il ne dit qu’une partie de la vérité. En Europe, les leaders religieux juifs et musulmans ont depuis adapté leurs rites respectifs à la machine industrielle et ainsi profité des conditions modernes d’abattage qui permettent une consommation quotidienne et sûre de produits halal ou casher par des millions de croyants sur le marché intérieur ou à l’exportation. L’argument du respect de la tradition ne tient pas. L’animal n’est pas mis à mort dans un pré comme notre imaginaire aimerait le penser. Les abattages rituels industriels ne sont pas une tradition mais sont depuis le début de l’industrialisation le fruit d’un compromis entre acteurs religieux, économiques et politiques pour rendre possible une consommation massive, économiquement rentable et lucrative. L’industrialisation de l’ab rituel n’est pas une mesure anti religieuse bien au contraire. Pourquoi accepter les bénéfices économiques et sanitaires et refuser les précautions techniques et vétérinaires qui vont avec ? L’État de droit joue correctement son rôle à faire appliquer la loi pour tous sans égard à la marmite bouillante des interprétations religieuses.
Quatrième argument plus surprenant. Même si des pays musulmans étourdissent les animaux, les musulmans belges ont le droit de publier leur propre fatwas et de décider de ne pas étourdir, nous dit le président turc de l’Exécutif des Musulmans de Belgique : « C’est hypocrite de nous renvoyer toujours vers l’Indonésie : est-ce qu’on devrait importer les us et coutumes indonésiens sur le territoire belge ? Nous sommes des musulmans et des juifs belges. (…). On ne va pas importer des fatwas de l’étranger ». C’est l’argument le plus inédit et, si j’ose dire, le plus étourdissant. Les musulmans de Belgique aurait donc sur ce sujet le choix d’imposer la version nationale de l’islam qu’il souhaite suivre ? Mais alors s’il est confirmé que la tradition peut s’adapter pourquoi ne pas simplement respecter la loi belge ? Le 30 septembre 2021, la Cour Constitutionnelle n’a-t-elle pas considéré que l’interdiction d’abattage ne violait pas les libertés nationales ?
Cinquième argument : l’étourdissement par pistolet et électronarcose sont illicites parce qu’ils créent de la souffrance animale supplémentaire, et d’ailleurs il n’y a pas de consensus sur le fait que la souffrance serait diminuée par l’étourdissement et, nous dit Philippe Markiewicz, « il y a un consensus de vétérinaires, mais pas de tous les scientifiques ». Cet argument remet en question le caractère scientifique des études vétérinaires et aboutit à mettre au même niveau les arguments des religieux et des vétérinaires, à en faire un débat d’opinion et même un conflit de norme. Mais à ce compte-là si toutes les opinions se valent pourquoi ne pas ouvrir un débat sur le créationnisme ?
Sixième argument : l’ordonnance du ministre du Bien-être animal ferait le jeu des fondamentalistes. Le président de l’EMB explique : « Les fondamentalistes n’attendent qu’une chose: que cette ordonnance passe parce que ça va faire gonfler les rangs de tous ces groupements qui veulent la polarisation de la société. Ça va favoriser la victimisation ». Cet argument que je n’avais jamais entendu auparavant est le symétrique de « faire le jeu de l’extrême droite » utilisé par le président du consistoire qui dit : « Si l’abattage rituel est interdit, ce sera grâce au soutien de l’extrême droite. Et ce sera la fin du cordon sanitaire ! ». Il s’agit là d’argument politiques maladroits. Car chacun fait exactement ce qu’il prétend que l’extrême droite et les fondamentalistes feraient : se victimiser et radicaliser le débat qui n’est en aucune façon posé dans les termes d’une polarisation. Le ministre qu’on ne peut pas suspecter de proximité avec l’extrême droite ne vise pas une atteinte à la liberté de culte mais une amélioration des conditions d’abattage et propose une ordonnance qui sera débattue au parlement dont de façon parfaitement démocratique. Les leaders religieux aimeraient ici pouvoir peser sur le débat politique non pas pour négocier des accommodements déjà réalisés, mais pour les conserver sans rien concéder. Font-ils preuves de l’ouverture d’esprit qu’ils exigent des autres ? Quand ils demandent une commission de dialogue, sont-ils vraiment prêts à négocier ? Ou bien polarisent-ils eux-mêmes les débats pour empêcher tout compromis ?
Nous avons vu que les 6 arguments de ces leaders religieux ne sont guère recevables. D’autres, d’ordre économique, pourraient l’être, mais seulement temporairement. Par exemple, les abattoirs d’Anderlecht qui abattent massivement en mode halal sans étourdissement seront impactés, comme tous les acteurs économiques qui se sont lancés dans ces opérations commerciales reposant sur des accommodements (dé-) raisonnables qui ne tiennent pas compte des évolutions sociétales. L’abattage sans étourdissement n’a pas d’avenir car les arguments pour sont faibles et l’acceptabilité sociale globale de ce type d’abattage diminue. Il y a fort à parier que si Bruxelles vote cette obligation d’étourdissement comme, avant elle, la Flandre, la Wallonie et d’autres pays européens, alors d’autres pays d’Europe comme la France et les länders d’Allemagne vont être interrogés à ce sujet par leur population. Si le marché commun de l’UE passe à l’étourdissement les conditions d’une compétition économique saine et conforme aux valeurs éthiques de « bien-être animal » pour le marché intérieur seront à nouveau réunies pour les abattoirs européens et donc pour Anderlecht. Pour les exportations, nombreux sont les pays qui acceptent l’étourdissement réversible.
Florence Bergeaud-Blackler, anthropologue, chargée de recherche CNRS
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