François De Smet

Neutralité des services publics: les digues cèdent petit-à-petit dans un silence assourdissant

François De Smet président de DéFI 

François De Smet, président de Défi, estime que la neutralité des services publics est démantelée petit à petit et sans réel débat démocratique.

Les attaques sur la neutralité de l’Etat se multiplient sous cette législature, singulièrement à Bruxelles: à Anderlecht et à Schaerbeek, des groupes de travail proposent aux collèges d’avancer sur la neutralité dite inclusive des services publics, poussés dans le dos par des élus ou des pétitions citoyennes tombant opportunément du ciel; à Molenbeek, une échevine portant un voile islamique a été désignée par un vote alternatif et malgré l’opposition d’un parti de la majorité; à la STIB, chez Fedasil et au sein d’autres organismes, des pressions sont constantes pour adapter le règlement de travail.

Il n’y a aucune raison que cela s’arrête.

Le point commun entre ces initiatives ? Une conception de la neutralité qui ne concernerait que les actes et non les apparences. Mais aussi, une méthode des “petits pas”, qui se veut discrète, presque silencieuse, participant à présenter ce qui se produit comme une évolution normale des choses – et à stigmatiser ceux qui s’y opposent au mieux comme de ringards conservateurs, au pire comme des racistes islamophobes.

Si le fond pose un problème de principe, mais mérite un débat légitime, la méthode finit par en poser un autre, de nature démocratique.

Sur le fond, d’abord.

Les arguments en opposition sont connus. Les uns, partisans de la neutralité dite “inclusive”, estiment que la neutralité d’apparence est discriminatoire et empêche une série de personnes, essentiellement les femmes musulmanes portant le foulard, d’accéder aux emplois publics. Les autres, dont je suis, estiment qu’aucune norme de neutralité n’empêche des musulmans d’accéder à l’ensemble des emplois publics, et que les signes convictionnels – tous les signes, de toutes les religions ou idéologies politiques – doivent être interdits pour les porteurs de l’autorité publique parce qu’il leur revient d’incarner l’Etat dans sa neutralité vis-à-vis de toutes et tous, usagers comme collègues.

J’ai développé ailleurs ce point de vue, selon lequel assimiler neutralité et discrimination est gravement irresponsable. Mais j’y ajouterai une considération de nature politique.

Il est ardu de ne pas remarquer que ce sont essentiellement des partis situés à gauche de l’échiquier qui, parfois frontalement, souvent discrètement, s’érigent en partisans de la neutralité dite inclusive, prônant l’acceptation la plus large possible des signes convictionnels. Cette évolution est interpellante au regard du rôle joué jadis par la gauche dans la promotion de la laïcité.

Les uns justifient cet abandon de la laïcité par la conviction sincère que la neutralité est discriminatoire vis-à-vis de populations souvent défavorisées sur le marché de l’emploi, sans s’interroger sur le message incarné par certains signes religieux depuis des millénaires, en termes de relations entre hommes et femmes. Les autres justifient cet abandon, de plus en plus froidement, par l’invocation de la sociologie changeante d’un quartier, d’une commune ou d’une région, sans voir que cet argument marque l’enterrement de toute notion d’universalisme, pourtant indissociable de l’histoire de la gauche, qu’elle soit socialiste ou écologiste. Peut-on encore s’affirmer progressiste si on estime en toute sincérité que des sujets comme la neutralité des fonctionnaires ou le bien-être animal doivent être appréhendés différemment d’une commune ou d’une région à l’autre ?

Mais surtout, promouvoir les signes convictionnels en éludant ce qu’ils signifient, est-il compatible avec le principe progressiste le plus évident, à savoir non pas la protection du plus revendicatif, mais celle du plus faible ? Lors des débats sur la STIB, j’avais reçu le témoignage d’une jeune femme musulmane, pratiquante, non voilée, employée d’un service public et qui nous disait en substance ceci: “Merci de ne pas céder sur les signes convictionnels; car s’ils sont autorisés, je ne pourrai plus résister à la pression poussant à porter un voile. De nombreuses femmes de la communauté sont dans la même situation”. La loi doit protéger le plus faible; l’ensemble de la gauche démocratique puise la justification historique de son combat dans ce principe. Je pose donc à mes amis de gauche la question suivante : qui est le plus faible dans le cas d’espèce ? Les femmes désirant absolument travailler dans un service public avec un signe convictionnel visible, alors que rien ne les empêche de le porter en-dehors de leurs heures de travail, et qu’elles ne sont nullement discriminées en tant que musulmanes ? Ou les femmes – et hommes – qui désirent que la loi les protège contre une obligation, fut-elle familiale ou sociale, d’arborer un signe convictionnel, aujourd’hui, ou de se plier à une autre injonction religieuse, politique, philosophique sur le lieu de travail ? Il me semble évident que la restriction de liberté la moins tolérable est celle qui brime les seconds. Et que s’il fallait une seule raison pour justifier l’interdiction des signes convictionnels dans les administrations, elle se trouve là: dans l’obligation de préserver les plus faibles du poids des idéologies, religieuses comme politiques. C’est là une conviction profondément progressiste; et seul l’électoralisme peut amener des partis à penser différemment.

La neutralité traite toutes les convictions, religieuses ou non, à égalité et permet de garantir que certaines sphères restent préservées de tout prosélytisme religieux, politique ou philosophique. Céder sur un seul signe, c’est céder sur tous et ouvrir des brèches qui, demain, mineront encore davantage notre société. La récente enquête interne de la STIB, qui démontre qu’une franche majorité ne souhaite pas l’autorisation des signes convictionnels, et qu’une majorité encore plus large demande au contraire une protection contre le prosélytisme, montre que sur le terrain, les enjeux sont bien mieux perçus qu’au sein de certains lobbys.

Sur la forme, ensuite.

Nous assistons de manière claire à une attaque sur plusieurs fronts, dans les communes et les services publics. Il est frappant qu’elle se déploie toujours par la bande, et presque discrètement. Ainsi, c’est dans la discrétion la plus totale que, depuis des années, la neutralité inclusive devient la norme au sein des administrations fédérales en back office, SNCB et Fedasil inclus, et sans que personne ne s’en émeuve. C’est dans la lâcheté généralisée que les écoles obligatoires sont abandonnées depuis des dizaines d’années à leur seul règlement d’ordre intérieur pour autoriser ou non les signes convictionnels des élèves, sans aucune prise de responsabilité décrétale. Les digues cèdent petit-à-petit dans un silence assourdissant. Les seuls dossiers qui font du bruit – et c’est injuste au regard du silence de ceux qui cèdent depuis des années dans l’indifférence médiatique – sont ceux où il y a une résistance, comme à la STIB. Ainsi, ce sont toujours des méthodes détournées qui sont utilisées, ailleurs, pour engranger des reculs: des jugements obtenus en justice, des groupes de travail, et maintenant des pétitions. Avec au total ce résultat troublant: jamais le basculement vers une forme de neutralité inclusive n’a été délibéré par un parlement ou un gouvernement. Partout, les partisans de la neutralité inclusive, poussés par l’islam politique, s’infiltrent dans les silences et les interstices. Car tétanisés, en face, les derniers laïques se retrouvent – comme nous depuis quelques années – dans le mauvais rôle de devoir d’un coup endosser le courage politique que personne n’a eu en trente années de lâcheté généralisée, en se faisant traiter au mieux d’égaré conservateur reproduisant des schémas dépassés de discrimination, au pire de racistes ou d’islamophobes. Et puis au fond – comme on nous l’assène à chaque fois – n’y a-t-il pas plus urgent ou plus important ? C’est ainsi, toujours, que le piège du relativisme se referme en venant au secours du manque du courage.

Il faut donc poser les choses clairement.

Oui, un certain islam politique tente de faire progresser ses idées en utilisant les libertés démocratiques, dans le projet clair de rendre peu à peu les sociétés occidentales les plus compatibles possible avec la loi islamique, avec l’intention d’y aller lentement, doucement, culturellement, démographiquement, sans heurts, sans risque d’un débat démocratique clivant, même si cela doit prendre plusieurs générations.

Oui, cet islam politique s’appuie sur des relais politiques, associatifs, institutionnels qui en large partie servent cette évolution par la conviction sincère de faire progresser la cause de la lutte contre les discriminations, sans voir qu’ils sont les idiots utiles de ce projet.

Oui, ceci se fait sans débat démocratique large. Jamais ou presque ce genre de questions, souvent gênantes, n’est posée au moment des campagnes électorales. Encore moins au moment de former des majorités. Nous pensons qu’il faut que cet attentisme cesse, et que les prochaines majorités prennent le débat à bras le corps.

Nous ne nous contenterons pas de mots, et joignons le geste à la parole ce jeudi 9 novembre: ce jour-là, DéFI soumettra au vote à la Chambre sa proposition de loi restaurant de manière claire la neutralité d’apparence dans les services publics, rejetée en commission par tous les partis de la Vivaldi. Nous appelons tous les laïques, quel que soit leur parti, qu’ils soient de la majorité ou de l’opposition, à se compter et à envoyer un signal fort en votant en faveur de notre texte. Ils montreront ainsi que l’espoir existe – celui de voir l’universalisme des valeurs l’emporter sur les particularismes et les replis identitaires qui, lentement mais sûrement, sont en train de ronger et de détruire notre vivre-ensemble.

François De Smet

Président de DéFI

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