Carte blanche

N’ayez pas peur d’allocations au-dessus du seuil de pauvreté (carte blanche)

« Tirer les revenus minimaux au-dessus du seuil de pauvreté n’est une menace ni pour l’emploi ni pour la sécurité sociale : osons dédramatiser le sujet ! », plaide le Réseau belge pour le Revenu Minimum.

Ce 18 janvier, la présidence belge à l’UE inaugurera son programme social par une réunion interministérielle consacrée au revenu minimum.

A cette occasion, le Belgian Minimum Income Network (BMIN)[1] appelle le monde politique et l’opinion publique à considérer la garantie d’un revenu décent au-dessus du seuil de pauvreté comme une opportunité, et non comme un risque.

Regarder les faits, au-delà des a priori

Les questions de pauvreté méritent plus que des approximations. Lorsqu’il s’agit du plus de 1,5 million de personnes en Belgique devant joindre les deux bouts avec un revenu inférieur au seuil de pauvreté européen, regardons les faits.

Prenons l’idée que l’augmentation des allocations sociales diminue l’incitation financière à travailler et renforce les pièges à l’emploi : intuitivement, cela peut sembler indiscutable. Et pourtant, il s’agit bien d’un a priori que rien ne vient étayer!

Plusieurs études scientifiques montrent au contraire que la réduction des allocations n’a pas d’impact sur la réduction du chômage. C’est ce que met en évidence un rapport de l’OCDE de juin 2022 constatant que la dégressivité accrue des allocations de chômage introduite en Belgique n’a pas conduit à une augmentation de l’emploi.

C’est ce que concluaient aussi, en 2018, les recherches menées par Lehwess-Litzmann & Nicaise (HIVA-KU Leuven) et celles sous la direction de Cockx (UCLouvain). En décembre 2022, le Conseil de l’Union européenne avait tiré ses propres conclusions : « S’il est clair que le revenu du travail (…) devrait être plus élevé que le revenu des allocations, rien ne prouve qu’il y ait un impact négatif significatif sur la probabilité de trouver un emploi pour les personnes bénéficiant d’un revenu minimum. » Il n’y a donc aucune preuve de ce «risque» que des allocations tirées au-dessus du seuil de pauvreté « freinent » leurs bénéficiaires dans leur recherche d’emploi. N’en déplaise aux tenants de ce discours.

C’est la pauvreté qui menace l’emploi

Une autre idée a quant à elle bien été documentée : le fait de pouvoir compter sur des allocations décentes favorise la mise au travail. Les récits des personnes en situation de pauvreté, celles qui ont une connaissance empirique des effets de la pauvreté, témoignent tous du stress extrême lié à la nécessité quotidienne de joindre les deux bouts.

Il a été aussi scientifiquement prouvé que le manque chronique qui caractérise la pauvreté impacte la capacité d’action, réduit radicalement l’espace mental et rend presque impossible toute planification à long terme.

Toutes ces facultés cognitives sont pourtant indispensables pour chercher un emploi. Dans le tourbillon des arguments au sujet de la lutte contre le chômage, on entend certains – à raison – s’inquiéter des frais qui vont de pair avec un emploi (garde d’enfants, transport, habillement)… mais trop souvent oublier que la recherche d’un job coûte elle aussi de l’argent. Autant de faits qui devraient nous inciter à s’attaquer aux emplois et aux salaires précaires plutôt que maintenir les gens dans la précarité avec des revenus de remplacement sous le seuil de la pauvreté.

Comment amène-t-on les gens à travailler ?

Au regard de ces constats, osons considérer comme une opportunité le fait de sortir les personnes sans emploi de la pauvreté. En leur garantissant une rentrée financière au-dessus du seuil de pauvreté, on réduira la distance qui sépare ces personnes du marché du travail.

Combinée avec un accompagnement adéquat, des formations de qualité, des services de garderie abordables, des réseaux de transports efficaces, on luttera d’autant plus efficacement contre le chômage. Ce sont les faits qui nous le disent.

Pas de jubilation en matière de lutte contre la pauvreté

Soyons de bon compte : cette législature a fait un grand pas en avant en relevant les allocations vers le seuil de pauvreté européen. Malheureusement, cela ne suffira pas : une étude récente du SPF Sécurité sociale établit que l’efficacité sociale s’est bel et bien améliorée pour les personnes isolées, mais beaucoup moins pour les familles, encore moins pour les familles avec enfants. La situation des familles monoparentales reste également particulièrement problématique.

On notera que le seuil de pauvreté actuel est basé sur des chiffres vieux de deux ans, c’est-à-dire d’avant l’inflation, sous-estimant donc grandement le minimum nécessaire pour vivre aujourd’hui dans la dignité. Enfin, n’oublions pas qu’il n’est jamais question pour l’instant de rapprocher les allocations du seuil de pauvreté, pas encore de le dépasser !

Ouvrir des portes grâce à l’expertise

La pauvreté est une réalité complexe, dont les causes multifactorielles sont enracinées dans des mécanismes structurels d’exclusion. Un labyrinthe où les personnes se heurtent sans cesse à des portes qui ont été fermées par des politiques basées sur des intuitions, et non des faits.

A l’occasion de la réunion interministérielle européenne consacrée au revenu minimum ce 18 janvier, le réseau BMIN appelle les décideurs et leurs électeurs à ouvrir ces portes. En fondant le débat autour de l’emploi et de la lutte contre la pauvreté sur la recherche et sur l’expertise expérientielle des premières et premiers concernés. C’est dans l’intérêt de toute notre société, qui y gagnera en temps et en argent.

Sources (par ordre d’apparition)

  1. OCDE (2022), The effect of declining unemployment benefits on transitions to employment: Evidence from Belgium, https://www.oecd-ilibrary.org/docserver/cba7af24-en.pdf?expires=1695026552&id=id&accname=guest&checksum=4F19C8ABFB9239787FD0B0B1F687C10B
  2. Lehwess-Litzmann, R., Nicaise, I. (2018). Social protection, employment and poverty dynamics in the EU: reassessment from a social investment perspective (RE-InVEST Working Paper Series D5.3), https://zenodo.org/record/3258350
  3. Cockx, B., Decoster, A., Dejemeppe M., Spinnewijn, J., Van der Linden, B., (2018), Une baisse plus rapide des allocations de chômage est-elle à recommander ?, Regards Economiques, https://ojs.uclouvain.be/index.php/regardseco/article/view/16293/15113
  4. Recommandation du Conseil européen, Un revenu minimum adéquat pour garantir une inclusion active, décembre 2022
  5. Voir e.a. European Commission, Directorate-General for Employment, Social Affairs and Inclusion, Ende, M., Scharle, Á., Csillag, M. et al. (2020), Study about the methodology to measure the returns on investment from integrated social assistance schemes – Final report, Publications Office, https://data.europa.eu/doi/10.2767/716458; Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale (2021), Solidarité et pauvreté. Une contribution au débat et à l’action politiques, rapport biennal 2020-2021, https://luttepauvrete.be/publication/du-service/rapport-bisannuel/solidarite-et-pauvrete-contribution-au-debat-et-a-laction-politiques/
  6. SPF Sécurité sociale (2022), L’efficacité des minima sociaux en temps de crise, https://socialsecurity.belgium.be/fr/projets/focus-sur-les-chiffres/lefficacite-des-minima-sociaux-en-temps-de-crise

[1] Le Réseau belge pour le Revenu Minimum (BMIN) est coordonné par le Réseau belge de Lutte contre la Pauvreté et est composé d’un large éventail d’organisations de la société civile, y compris des réseaux de lutte contre la pauvreté, des syndicats, des mutualités et d’autres organisations sociales, ainsi que des scientifiques, qui travaillent ensemble pour promouvoir des revenus et des avantages minimaux décents.

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