Carte blanche
Montée des extrêmes droites : pour agir, comprendre ce qui nous arrive (carte blanche)
« L’adoption par l’Assemblée nationale française d’une loi « immigration » qui réduit certains droits pour les étrangers résidant légalement en France et met en œuvre une forme de « préférence nationale » a été saluée par Marine Le Pen comme « une victoire idéologique » du Rassemblement National ; une victoire qui résonne avec les succès électoraux récents de l’extrême droite dans d’autres pays européens : Italie, Hongrie ou Pays-Bas. Au-delà des commentaires et indignations, sommes-nous capables de comprendre ce qui se joue et d’identifier les stratégies politiques mises en œuvre ? Mieux encore, de nous organiser entre démocrates pour y faire face ? », s’interrogent Patrick Dupriez, co-président d’Etopia et Gérard Pirotton, animateur du Framelab d’Etopia.
L’actualité française semble répéter une séquences où l’on fustige l’écart entre la politique « traditionnelle » et les sensibilités contemporaines des électeur·rices qui se sentent « délaissé·es » ou déclassé·es. On s’indigne alors que des thèses poujadistes et racistes séduisent des parts grandissantes des opinions publiques et se scandalise des moyens investis pour conquérir l’espace des réseaux sociaux et y façonner une image déformée du réel…
Certains ont attribué le récent succès électoral de Wilders aux Pays-Bas à une stratégie visant à rendre son parti plus fréquentable en adoucissant, entre autres, sa rhétorique anti-Islam. Si cela n’est pas faux, c’est toutefois loin d’être une explication suffisante. Pour nous, la question est de savoir si les démocrates sont prêts à s’organiser pour faire face à cette montée de l’extrême droite, en commençant par en comprendre les ressors fondamentaux, dont ceux qui résident dans la façon dont les cerveaux humains donnent un sens à l’information politique.
Partout en Europe, des partis conservateurs, des droites « traditionnelles » se sentent menacés par la montée de partis qui soutiennent des thèses radicales, fréquemment identitaires, voire racistes. Et leur stratégie, tragiquement ignorante des leçons de l’histoire, semble guidée par la croyance qu’ils pourront récupérer les électeurs attirés par les sirènes de l’extrême droite en incorporant quelques-unes de leurs thèses les moins nauséabondes. Ce fut la stratégie de Mark Rutte au Pays-Bas qui a abouti… à la victoire du PVV de Wilders.
Ce qui semble être une concession nécessaire pour retrouver un équilibre politique aux yeux de cette droite démocratique peut s’avérer une victoire supplémentaire pour les partis d’extrême droite car elle consacre la pertinence de leur vision du monde et étend son territoire d’influence sur les esprits.
Il importe de comprendre que ces phénomènes profonds ne s’expliquent pas seulement par les moyens mobilisés pour communiquer ou par le contenus des propositions politiques : les meilleurs travaux en sciences cognitives qui ont exploré cette question expliquent comment les cerveaux humains élaborent de la signification et quelles implications cela peut avoir dans le champ politique.
En 1996, George Lakoff, chef de file, internationalement reconnu, de la recherche scientifique sur la « cognition incarnée »[1], publie « Moral Politics. What Republicans Know and Liberals Don’t » où il développe cette idée maîtresse : c’est à partir de la métaphore conceptuelle « la-nation-est-une-famille » que sont abordées les préférences politiques. À la mode de Max Weber, il propose deux modèles « idéaux-typiques » de familles[2] pour contraster deux morales politiques cohérentes dont la domination est l’enjeu de la bataille culturelle qui divise l’Amérique. Ces deux modèles conceptuels de famille ont une réalité physique dans la circuiterie de nos cerveaux : ils sont socialement et culturellement appris et ils se renforcent à chaque usage. Ils sont, par ailleurs, inhibiteurs l’un de l’autre, c’est à dire que pour un thème politique donné, une personne mobilisera soit un modèle soit l’autre, mais pas les deux en même temps. Et si nombre d’électeurs mobilisent exclusivement un des deux modèles pour construire leurs convictions politiques, d’autres peuvent mobiliser, tantôt l’un tantôt l’autre. Ce sont, pour Lakoff, des « biconceptuels ».
Une implication déterminante de cette approche est la suivante. Il n’y a pas réellement de « centre » politique mais plutôt des électeurs qui activent métaphoriquement l’une ou l’autre de ces deux cohérences morales, selon les sujets. Stratégiquement donc, c’est une erreur fondamentale que chercher à rejoindre des électeurs en activant le système moral de l’adversaire, et en mobilisant donc ce dernier également chez les « indécis » ! C’est précisément l’erreur de Mark Rutte et d’Emmanuel Macron, ou, chez nous, de l’ex président de Vooruit, Conner Rousseau, reprenant des thèses de droite concernant le contrôle des chômeurs, sur base de cette même stratégie perdante.
Les apports de George Lakoff sont de notoriété publique aux Etats-Unis, singulièrement la notion de « framing », et sont utilisés tant par les républicains que par les démocrates, avec des fortunes diverses. Ces notions ont traversé l’Atlantique avec des conseillers en stratégie et communication politique qui ont, par exemple, outillé les partisans du Brexit. En Belgique, les nationalistes flamands de la NVA ont intégré ces apports depuis des années, ce qui a contribué à déplacer le cadre du débat politique.[3]
« On prête à Goebbels la formule : « Mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose ». Une citation plus exacte serait : « Si vous voulez qu’un mensonge soit cru, il suffit de le répéter suffisamment ! ». »
Les observateurs de la scène politique ont tendance à considérer ces éléments de stratégie comme ressortant du marketing. Or, c’est bien de politique qu’il s’agit : l’intention explicite est une victoire pensée comme hégémonie culturelle avec l’objectif de « gagner les esprits et les cœurs » selon l’expression du philosophe marxiste Gramsci, reprise comme référence par l’extrême droite française dès 1977…
Puisque le vote semble fondamentalement davantage motivé par des questions d’identité et de valeurs que par une évaluation rationnelle des intérêts et projets, la stratégie des droites traditionnelles, oublieuse des leçons de l’histoire, est systématiquement perdante face à l’extrême droite mais elle est surtout dangereuse pour tout le monde ! Comme le souligne David Van Reybrouck de façon imagée : « personne ne chante mieux Bob Dylan que Bob Dylan ! »
Quand la démocratie et l’état de droit sont en danger, ce n’est pas que la responsabilité de la gauche ou de la droite. Le défi pour toute la classe politique et pour tous les démocrates est de créer une dynamique alternative. Elle commence par l’analyse et la compréhension profonde de ce qui nous arrive et une réflexion large sur nos stratégies communes, au-delà des programmes politiques et outils de communication. En avons nous la capacité et la volonté ?
Patrick DUPRIEZ, co-président d’Etopia et Gérard PIROTTON, animateur du Framelab d’Etopia.
Pour en savoir plus :
- George LAKOFF (2002), « Moral politics, How Liberals and Conservatives Think », The University Press.
- Gérard PIROTTON (2024), « Une balle dans le pied de la gauche » : https://etopia.be/blog/2024/01/24/une-balle-dans-le-pied-gauche-ou-le-droit-face-au-desarroi-democratique-a-gauche-comme-a-droite-lurgence-dune-reflexion-concertee/
[1] La « cognition incarnée » désigne un courant de recherche qui explore les liens entre corps et pensée : nous pensons avec notre cerveau, lui-même relié à notre corps, mais les structures neuronales qui organisent nos cerveaux sont également tributaires de nos corps sensibles…
[2] Une description des ces deux modèles conceptuels de famille est proposée dans ce texte plus complet : https://etopia.be/blog/2021/06/15/des-cerveaux-verts-ce-que-les-neurosciences-peuvent-apporter-a-lecologie-politique. On lira aussi cette autre « Analyse Etopia » : « Une balle dans le pied de la gauche ».
[3] BARBE Luc, (2019), « La N-VA expliquée aux francophones » Editions Etopia. Lire spécialement pages 258-280.
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