Bernard De Commer

L’école, ce réceptacle de toutes les violences : des images à casser

Bernard De Commer, ancien enseignant et permanent syndical, revient sur la violence à l’école et dissèque cinq idées reçues.

Une affiche française a fait le tour des réseaux sociaux ces derniers jours : elle invite à s’engager dans l’enseignement. Mais comporte une mise en garde en encadré : attention, enseigner comporte des risques et peut exposer à des violences physiques, verbales ou psychologiques.

C’est effectivement une dure réalité du terrain chez nos voisins et, aussi, en Fédération Wallonie-Bruxelles.

Un certain nombre de dispositions ont été prises par l’autorité : priorité « actes de violence » (une procédure permettant à une victime de tels actes, sous certaines conditions, d’être prioritaire à l’engagement dans une autre école de son pouvoir organisateur ou un autre pouvoir organisateur) ; médiateurs scolaires (personne extérieur qui aide à résoudre des conflits), équipes mobiles chargées d’intervenir dans les cas récurrents, numéro vert (un numéro gratuit qui permet aux personnes et aux établissements de prendre conseil et recevoir une aide).

Ce sont, bien évidemment, des mesures indispensables. Il nous semble, parallèlement à celles-ci qui se prennent dans l’urgence, d’enrichir notre réflexion sur la violence en milieu scolaire, et de casser cinq images à ce propos :

  • La violence vient nécessairement de l’autre
  • On peut éradiquer la violence
  • La violence peut et doit se régler en interne à l’école
  • La violence est négociable

1. Première image à casser : la violence vient  nécessairement de l’autre

La tentation est grande et il est vrai permanente d’attribuer la violence aux seuls élèves. Or tout lieu social exerce sur les individus et les groupes une violence plus ou moins forte, plus ou moins manifeste. L’école n’échappe évidemment pas à cette molestation des individus. Qu’y a-t-il en effet de plus contraignant que d’imposer à 20 individus ( voire 30 parfois dans certaines classes du secondaire  général) différents par leur personnalité, leurs intérêts, leur genèse, de se retrouver en position statique en un même lieu, en un même temps, à pratiquer une activité en présence d’un même professeur, tous deux le plus souvent non choisis, ou pire non appréciés. Et vice versa.

Il y a donc une violence réciproque des uns envers les autres, avec cette circonstance démultipliante qu’il s’agit d’une violence institutionnalisée.

Certes, ce n’est pas neuf :  il en fut toujours ainsi ;  mais si les faits de violence existaient déjà par le passé, leur fréquence, leur amplitude, leur gravité étaient moindres que de nos jours.  Je dirais même que la violence institutionnelle était même plus forte dans les années 60 qu’aujourd’hui. Mais elle était intégrée. Elle l’est de moins en moins. 

Toute socialisation relève d’une violence réciproque. Le nourrisson malpropre fait violence à ses parents tenus de le changer à toute heure du jour et de la nuit : ceux-ci, à leur tour, lui font violence ren s’efforçant de lui imposer la propreté.

La violence de socialisation, qui peut être très forte et aller parfois jusqu’à la violence physique, est le plus souvent intégrée et la contrainte trouve des exutoires socialement acceptables. L’enfant, par exemple, imposera à sa poupée les mêmes contraintes et son agressivité contenue s’en trouvera soulagée. Dans une classe d’adolescents, l’on se moquera d’un prof en l’affublant d’un surnom, l’on transgressera la règle de manière consciente mais calculée. Les uns et les autres jouent dans un jeu où chacun sait que tous les coups ne sont pas permis. Chacun sait, au moins instinctivement, jusqu’où aller dans sa transgression sans atteindre le point de non- retour. C’est, semble-t-il, cette perception du point de non-retour qui fait aujourd’hui de plus en plus défaut, en commençant par les milieux où les structures socio-éducatives sont défectueuses

Gardons-nous donc de considérer que la violence vient forcément de l’autre. Nous sommes tous et toutes tout à la fois celui qui fait violence et celui à qui l’on fait violence.

2. Seconde image à casser : on peut éradiquer la violence

Dans son Emile J-J  Rousseau n’hésite pas écrire que l’homme est « un sauvage fait pour habiter les villes ». Pour que ce sauvage puisse justement habiter les villes, les parents, la cellule familiale, le voisinage, l’école, le mouvement de jeunesse, le club sportif, plus tard l’entreprise, l’organisation syndicale, sont autant de lieux où la violence institutionnalisée s’exerce vis-à-vis de l’individu. Cette violence sera d’autant moins bien intégrée que l’individu aura été incapable de choisir les lieux et d’assumer les inévitables contraintes d’une vie en groupe ou en société. L’expression de « discipline librement consentie »  s’applique ici.

La violence que la société fait subir aux individus  doit être intégrée absolument, sans quoi cette société implose

La violence que la société fait subir aux individus  doit être intégrée absolument, sans quoi cette société implose. Les Révolutions, c’est-à-dire les bouleversements de l’ordre social établi, sont le résultat de violences sociales non intégrées ou plus intégrables pour tel ou tel groupe constitutif de cette société.

Ainsi interdit-on à un enfant de 3 ans, manu militari, de traverser seul une chaussée, parce qu’il ne peut évaluer encore les dangers, c’est-à-dire les violences potentielles que d’autres lui font courir. Cette violence intégrée – je ne peux traverser seul – se verra remplacée peu à peu par d’autres violences : je peux traverser seul, mais à condition d’utiliser le passage protégé, ou quand le feu piétons est vert. Tous, nous avons plus ou moins intégré ces violences et si nous transgressons parfois, avec la plaisir qui y est attaché, c’est en connaissance de cause. Mais même intégrée, cette violence institutionnelle reste omniprésente : celle des parents à l’origine, dans cet exemple,  a été remplacée symboliquement par le code de la route.

Ce constat a poussé certains à croire qu’en baissant le niveau des contraintes, jusqu’à laisser tout faire, on arriverait à escamoter la violence, à rendre l’individu moins violent par rapport à soi et aux autres.

C’est une erreur. Le laxisme accentue la violence à long terme, car s’installe entre les individus un chantage très vite insupportable. Le cas de l’enfant « pourri » à qui l’on passe tous les caprices, a valeur d’exemple. L’absence de structures, de violences intégrées sur les individus, ouvre la porte à toutes les déviances, toutes les perversités. Cette absence amène une perte des valeurs.

Deux cas, rencontrés personnellement, dans ma vie professionnelle,  il y a quelques années. Deux jeunes garçons violent à l’intérieur de l’école un de leurs condisciples. Quand on parle avec ces garçons, on se rend compte de suite qu’ils n’ont nullement le sentiment d’avoir mal agi. Ils trouvent que l’école fait beaucoup de bruit pour pas grand-chose : ce n’était après tout qu’un jeu.

Un autre garçon, étudiant en maçonnerie, à qui le professeur demande de transporter du sable dans sa brouette à tel endroit de l’école. Il s’exécute promptement. Arrivé devant une porte close, il la défonce pour passer. Il n’a non plus pas le sentiment d’avoir mal agi. D’abord, ce n’était qu’une porte et puis pire : il se croit victime d’une injustice, car, après tout, il n’a fait qu’exécuter l’ordre du professeur. C’est la faute au professeur ce qui est arrivé. Quand on gratte un peu dans leur histoire personnelle, on découvre des adolescents laissés à eux-mêmes depuis leur plus jeune âge.

La violence est non seulement nécessaire à chaque individu, mais elle est même souhaitable dans une société démocratique

On ne supprime donc pas la violence en supprimant les barrières sociales. Au contraire.

Dernière remarque avant d’en finir avec ce point : la violence est non seulement nécessaire à chaque individu, mais elle est même souhaitable dans une société démocratique. Le système démocratique n’étant, après tout, que l’intégration par voie canalisée de violences, celle de factions aux intérêts différents. Ces sociétés démocratiques tolèrent d’ailleurs une certaine forme de violence que ne tolèrent pas du tout les dictatures : la caricature, la manifestation, la grève, l’occupation des entreprises… Dès qu’elles ne tolèrent plus ces formes de violences, elles s’égarent et courent les plus grands dangers.

3. Troisième image à casser : la violence est renforcée par l’autorité.

Nous vivons très largement depuis Mai 68 d’une confusion entre pouvoir et autorité. L’un et l’autre ont souvent mauvaise presse. L’un n’est pourtant pas l’autre.

Le pouvoir, me semble-t-il, est un leurre, au sens premier du terme, une création subjective et qui n’existe réellement que dans la mesure où l’on y croit.

Bien que rechignant parfois à se l’avouer, les travailleurs de l’enseignement vivent encore sur une image de pouvoir qu’ils se sont créée. Il n’est pas indifférent que ceux-ci s’expriment, parlant d’eux, en ces termes : « devant » les élèves. Très rarement, on les entendra dire : « avec » ou « parmi » les élèves. Ils perçoivent inconsciemment comme une perte de pouvoir cette prétendue descente du piédestal. Là est justement la confusion.

Leur pouvoir, réel ou supposé, voire symbolique, est rejeté car perçu par les élèves comme une violence inacceptable. Cette perception, très largement répandue et entretenue par l’air du temps selon laquelle le pouvoir est pourri, non crédible, n’est pas faite pour simplifier les choses. Le professeur devient à leurs yeux un instrument du pouvoir, qui exerce lui-même une parcelle du pouvoir, de manière autocratique. Le pouvoir n’incite pas à la transgression mais au rejet.

Un exemple. Un élève tardait à rentrer dans l’établissement. Un éducateur qu’il ne connaissait pas l’y invitait fermement. Palabres. Finalement, l’élève s’exécute. Comme il passe devant l ‘éducateur, ce dernier lui une donne une tape amicale dans le dos, comme il fait avec les élèves dont il est le référant. C’est en fait, une marque d’affection, mais l’élève se sent agressé et riposte violemment.

Ce que son autorité par rapport aux élèves dont il était le référant lui permettait fut ressenti par cet élève inconnu comme une marque de pouvoir.

A noter ce mot « élève » : celui qui s’élève, se grandit, et non pas qui s’incline, obéit

Si la fonction de pouvoir – une direction, par exemple-  relève le plus souvent d’une délégation, d’un mandat, l’autorité s’inscrit hors de cette sphère. L’autorité se situe dans la sphère relationnelle. Elle se vit, elle s’exerce « avec » les élèves. A noter ce mot « élève » : celui qui s’élève, se grandit, et non pas qui s’incline, obéit. A noter aussi ce mot « autorité » qui désigne étymologiquement ce qui permet d’être « auctor », fondateur, instigateur, garant, autrement dit ce qui permet d’augmenter, de faire croître.

L’autorité, dite autorité morale, est certes une forme de violence, mais elle est intégrée. Il s’impose donc de casser cette image qui mêle confusément pouvoir et autorité. Ce n’est évidemment pas aisé dans la mesure où celui qui est censé avoir l’autorité morale est aussi celui qui a le pouvoir de sanctionner, souvent souverainement.

Notons que si le pouvoir ne se partage pas, il n’en est pas de même avec l’autorité. Celle-ci ne place en effet pas les individus sur un plan vertical, hiérarchique,  mais sur un plan horizontal. Il n’est pas non plus aisé à faire évoluer les mentalités à ce propos.

Il est parmi les élèves, des individus qui ont,  aux yeux de leurs condisciples, une autorité incontestable. L’autorité de l’enseignant ne doit pas entrer en conflit avec l’autorité de ces élèves ; toutes deux doivent collaborer au profit du bien commun.

4. Quatrième image à casser : la violence doit et peut se régler à l’intérieur de l’école

Si la violence intégrée, intégrable, peut le plus souvent trouver à l’intérieur de l’établissement scolaires des solutions, il est des violences qui ne le peuvent pas et nécessitent l’intervention de services créés pour lutter contre celle-ci : les forces de l’ordre. Elles n’ont pas toujours bonne presse dans le chef des acteurs de l’enseignement.

Les forces de l’ordre, l’appareil judiciaire ne peuvent éradiquer la violence mais, parce que dans une démocratie, l’on ne se fait pas justice soi-même, ils doivent être sollicités. Leur intervention est une violence, extrême parfois comme l’arrêt, mais, en démocratie, telles sont les règles du jeu. Et chacun doit s’y tenir et s’incliner.

Passer l’éponge, comme on dit, conduit très vite à laisser croire que tout est permis et que, donc, l’impunité règne en maîtresse. On est alors dans une logique de l’enfant gâté à qui l’on passe tous les caprices. Les barrières reculent sans fin ; en bout de course, il n’y en a plus.

La sanction doit faire partie intégrante de  la transgression.

Comprenons-nous bien : il n’est pas question de transformer les écoles en établissement pénitentiaires sous haute surveillance. Il est question d’y faire aussi jouer la loi, l’école n’étant pas hors de la société, mais en faisant partie intégrante. Prétendre, comme on l’entend parfois, que faire appel aux forces de l’ordre serait déclencher une émeute, et s’abriter derrière cela pour ne rien faire, est une perversité. Evaluer la gravité des faits de violence sur une personne ou sur des biens n’est pas toujours chose aisée. Sans tomber pour autant dans l’obsession sécuritaire, il faut savoir le faire avec lucidité, et porter plainte quand cela paraît s’imposer. L’appareil répressif doit pouvoir jouer son rôle. Il ne peut être question d’invoquer des impératifs formatifs, éducatifs, pour laisser une violence inacceptable impunie.

Admettre cela, dans le chef des acteurs de l’enseignement, relève parfois d’une véritable révolution mentale.

5. Cinquième image à casser : la violence est négociable.

La violence n’est jamais négociable. Son intégration l’est. Il faut pour cela créer dans les écoles des lieux d’expression où puissent se dire les non-dit.

Le philosophe Marc Maesschalck écrit dans « Raison et pouvoir » : « La parole est malade lorsque, perdant son potentiel de communication toujours en en excès, elle se restreint à un code univoque ne transmettant que des informations usuelles »

Les règlements des études et autres règlements d’ordre intérieur dans les écoles sont malheureusement souvent de cet ordre-là : un code univoque ne transmettant que des informations usuelles.

La parole rendue aux élèves doit permettre à ceux-ci de gérer leurs aspirations et leurs propres contradictions, en confrontation avec celles de l’institution scolaire et de leurs acteurs.

Les décrets « Missions » et « Conseils d’élèves » vont dans ce sens-là, en tout cas ils en ont la prétention. On le sait, très majoritairement, les Conseils de participation et les Conseils d’élèves fonctionnent mal.  Sans doute parce que la révolution mentale qu’ils sous-tendent chez les acteurs de l’enseignement et les autres partenaires associés reste en rade.

En guise de conclusion

Il n’est pas possible d’aborder le problème de la violence en milieu scolaire, au sens en tout cas où je l’entends,  si on n’agit pas de manière à casser certaines images présentes tant chez les acteurs de l’enseignement que chez les élèves.

La violence, on l’a vu, est omniprésente dans le processus éducationnel. Tous y sont confrontés, comme sujet ou objet. Elle ne peut être évacuée et ne doit pas l’être ; elle doit être intégrée. Pouvoir et autorité sont souvent confondus ; cette confusion accentue souvent la violence non intégrable. La violence non intégrable ne peut se régler à l’intérieur de l’institution ; la répression en ce cas doit être extérieure et sans état d’âme. Si l’on ne négocie pas la violence, on peut veiller à l’intégrer au maximum dans des lieux de parole retrouvée. Le plus souvent, en effet, c’est le déficit communicationnel qui est source de violence non intégrable.

Dans un contexte de pensée unique ou uniforme, l’école propose encore des visées humanistes. Ces visées entrent en contradiction avec le public scolaire. La violence que suppose l’intégration de ces visées est facteur d’autres violences. Une forme d’escalade est en route. L’école est en porte-à-faux avec la société. Elle peut agir à son niveau, elle le doit même, mais son action reste forcément limitée. C’est toute la société qui doit être porteuse d’un véritable projet de société. Il lui faut pour cela retrouver des valeurs donnant une vision globalisante de la vie en société. Il faut que les détenteurs de l’autorité (au sens décrit ci-dessus) retrouvent au plus vite leur potentiel idéologique.  L’école ne pourra jouer son rôle éducationnel que s’il y a consensus  entre les  divers lieux sociaux sur un projet global commun. On n’intègrera pas la violence par des mesures fragmentaires, comme c’est le cas de nos jours le plus souvent. La société doit agir à tous les niveaux de violence. C’est donc d’une véritable ré-idéologisation qu’il doit être question quand bien même le mot paraît suspect à beaucoup.

C’est le prix de la démocratie, c’est aussi son éthique.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire