Luc Barbé
Le nucléaire, un secteur sous perfusion: « Nous nous trouvons face à un échec systémique »
« Pourquoi de nombreuses personnes ont-elles l’impression que le nucléaire est en plein essor ? L’industrie de l’énergie nucléaire parvient, grâce à une communication intelligente, à faire croire qu’elle est en progrès alors que ce n’est pas le cas. Les chiffres sont clairs : le secteur est en perte de vitesse », estiment Luc Barbé, chercheur associé chez Etopia et Alex Polfliet, expert en énergie et fondateur de Zero Emission Solutions.
A l’échelle mondiale, les énergies renouvelables produisent aujourd’hui plus d’électricité que le nucléaire. En 2021, 15 fois plus d’investissements ont été réalisés dans les énergies renouvelables que dans de nouvelles centrales nucléaires : 366 milliards de dollars consacrés aux renouvelables (sans compter les grandes centrales hydroélectriques) et seulement 24 milliards de dollars au nucléaire. Et en termes de capacité installée, 257 GW d’énergie renouvelable ont été ajoutés dans le monde (Doel 4 représente environ 1 GW) , tandis que la part de l’énergie nucléaire a diminué de 0,4 GW (6 nouveaux réacteurs et 8 fermetures). En Europe, 41 GW d’énergie solaire et 15 GW d’énergie éolienne ont été installés en 2022, tandis qu’un seul nouveau réacteur nucléaire, d’une capacité de 1,6 GW, a été mis en service.
Ces chiffres confirment la tendance de ces dernières années : en 1996, la part de l’énergie nucléaire dans le monde a culminé à 17,5 % du total mais elle n’a cessé de diminuer depuis lors et est aujourd’hui inférieure à 10 %. Globalement donc, les énergies renouvelables produisent à présent plus d’électricité que le nucléaire et cette évolution est rationnelle et logique. Outre les problèmes de déchets et de sécurité, l’énergie nucléaire est beaucoup plus chère que les renouvelables. D’après l’agence Bloomberg, selon le contexte local et le type de production renouvelable, le ratio est de 5 à 13. Les investisseurs, qu’il s’agissent de gouvernements ou d’entreprises privées, savent compter. Le coût des panneaux solaires a diminué d’environ 90 % sur la période 2009-2021, celui de l’éolien de 72 %. Le coût de l’énergie nucléaire, lui, a augmenté de 36 %…
Nous nous trouvons donc face à un échec systémique du nucléaire. Alors que les technologies deviennent normalement moins chères au fil des ans – on parle de « courbe d’apprentissage positive » – le secteur nucléaire est l’un des rares où l’inverse se produit. Ses défenseurs mettent certes en avant les investissements supplémentaires en matière de sécurité imposés par les gouvernements, mais cela ne suffit pas à expliquer les fortes augmentations de coûts.
Budgets hors de contrôle et retards
Le secteur se débat avec de graves dérapages budgétaires depuis des décennies. Ainsi, le coût de la dernière centrale nucléaire en Finlande était estimé à environ 3 milliards d’euros au moment de sa conception mais la facture finale avoisine les 10 milliards d’euros. En France, la seule centrale nucléaire qu’EDF construit actuellement est encore plus mal lotie : estimé au départ à 3,3 milliards, son coût avoisine aujourd’hui les 13 milliards selon EDF et est même estimé à 19 milliards par la Cour des comptes française.
La construction de nouvelles centrales connaît également de longs retards. En Finlande, les retards de construction ont atteint 13 ans ; en France, les retards atteignent 11 ans et la centrale n’est toujours pas prête. Après plus de 50 ans, l’industrie ne maîtrise toujours pas le métier.
L’industrie nucléaire fait miroiter un avenir radieux
Alors pourquoi de nombreuses personnes ont-elles l’impression que le nucléaire est en plein essor ? L’industrie de l’énergie nucléaire parvient, grâce à une communication intelligente, à faire croire qu’elle est en progrès alors que ce n’est pas le cas. Les chiffres sont clairs : le secteur est en perte de vitesse. Reprenons, pour exemple, quelques-uns des slogans des propagandistes du nucléaire et mettons-les en parallèle avec les faits et les chiffres :
La Chine
Le lobby nucléaire prétend que la Chine est en train de nucléariser intensément son système électrique. En réalité, l’électricité d’origine nucléaire n’y représente que 5 %, pour déjà 9 % aux sources d’énergie renouvelables. La Chine continue en effet de construire de nouvelles centrales nucléaires mais la priorité est d’investir dans le renouvelable, en particulier l’énergie éolienne, dont la production a augmenté de 40 % en 2021. Ainsi, l’année dernière, la Chine a ajouté 125 GW d’énergie éolienne et solaire pour seulement 2,2 GW d’énergie nucléaire, soit 56 fois moins.
La France
Parmi les pays européens, la France est le plus grand fan du nucléaire. Mais les faits sont désolants. À un moment donné cet hiver, 35 % de la capacité nucléaire française était hors service en raison de problèmes techniques ou de maintenance et les Français ont craint des pannes d’électricité. L’opérateur EDF se dirige vers la faillite et doit être renfloué par l’État, c’est-à-dire par les contribuables. La seule nouvelle centrale nucléaire qu’EDF tente de construire en France est, comme nous l’avons dit, un véritable fiasco en termes de budget et de calendrier.
Le modèle énergétique français a complètement déraillé et aucun pays au monde ne s’en inspire.
Le gouvernement élabore pourtant des plans pour de nouvelles centrales mais personne à ce stade ne sait comment les payer, ni quand elles fourniront de l’électricité. Le modèle énergétique français a complètement déraillé et aucun pays au monde ne s’en inspire. Mais cela n’empêche pas nombreux politiques français d’estimer qu’il s’agit avant tout de fierté et de patriotisme : la France est une puissance mondiale grâce à ses armes et ses centrales nucléaires.
Les Pays-Bas
Jetons un coup d’œil à nos voisins du nord. Les Pays-Bas ne vont-ils pas construire une nouvelle centrale nucléaire ? Une décision-cadre a en effet été prise en ce sens. En novembre 2022, le gouvernement hollandais a annoncé que « l’État contribuera également au coût de la construction », ce qui signifie que les contribuables la cofinanceront. Et, si la communication est commode, le flou persiste : pour les premières étapes », 5 milliards d’euros ont été débloqués mais le montant total de l’investissement n’a pas été divulgué… On se demande donc si les économes Néerlandais seront prêts à signer une sorte de chèque en blanc. Dans son rapport d’avril dernier, le comité d’experts nommé par le gouvernement néerlandais demandait au gouvernement de (ré)évaluer si « la participation financière dans les centrales nucléaires constitue une bonne utilisation des deniers publics ». Affaire à suivre donc.
Il apparaît bien que quelques centrales nucléaires supplémentaires seront construites en Europe et ailleurs au cours des prochaines années, mais par rapport à l’augmentation rapide de la capacité de production d’énergies renouvelables, cela restera marginal. Engie l’a récemment répété de manière explicite : l’énergie nucléaire est une histoire qui s’achève pour l’entreprise, et aucune nouvelle centrale nucléaire ne sera envisagée.
Avec les salutations de la Russie
La guerre en Ukraine ne donne-t-elle pas un coup de pouce à l’énergie nucléaire ? C’est peu probable. En mai dernier, la Finlande a annulé un contrat très important avec la Russie pour la construction d’une nouvelle centrale nucléaire. La société russe Rosatom est le leader mondial de l’énergie nucléaire, notamment pour la fourniture de combustible et la construction de nouveaux réacteurs. Grâce à un lobbying important de la part de l’industrie et au soutien des Français qui travaillent intensément avec Rosatom, cette société a pu jusqu’à présent échapper aux 10 paquets de sanctions de l’Union européenne, bien que le président ukrainien Zelensky ait appelé à des mesures fortes depuis le mois d’août de l’année dernière. Les problèmes de l’économie russe vont également peser sur Rosatom. Cela aura un effet inhibiteur sur le secteur nucléaire ailleurs dans le monde. La guerre en Ukraine a par contre un impact positif évident sur les investissements dans les énergies renouvelables, car ceux-ci augmentent l’indépendance par rapport au pétrole, au gaz et à l’uranium. Au cours des cinq prochaines années, le monde installera autant d’énergie renouvelable qu’au cours des 20 précédentes, a récemment déclaré l’Agence internationale de l’énergie.
Réacteurs PowerPoint
Qu’en est-il de ces « nouveaux petits réacteurs » qui ne produiraient aucun déchet, seraient sûrs et bon marché ? Les partisans du nucléaire colportent ce discours depuis des décennies. Mais ces réacteurs n’existent pas. Il s’agit de « réacteurs PowerPoint », des modèles utilisés pour convaincre les gouvernements afin de collecter des fonds pour la recherche. L’industrie nucléaire a débuté avec de petits réacteurs après la Seconde Guerre mondiale mais est passée ensuite à des réacteurs plus grands dans l’espoir de produire de l’électricité à moindre coût. Aujourd’hui, elle souhaite revenir à des réacteurs plus petits, de conception nouvelle. Il existe quelques « SMR » (petits réacteurs modulaires) dotés de la technologie de troisième génération mais ils sont extrêmement coûteux et n’offrent pas de nouvelles perspectives en termes de sécurité et de déchets. Aux Etats-Unis, 8 intercommunales se sont retirées d’un projet de SMR en raison de son coût élevé.
Des promesses
Comment un secteur au bilan aussi négatif parvient-il pourtant dans notre pays à donner une image positive de lui-même ? Cela fera l’objet d’un autre article mais signalons brièvement ici l’analyse du professeur américain William Kinsella. Il affirme que l’énergie nucléaire se présente comme étant, par définition, axée sur le progrès et le « bien », comme quelque chose d’élevé au-dessus des questions, des doutes et du débat public. Il ne semble faire aucun doute qu’un nouveau projet nucléaire finira par déboucher sur quelque chose de bien. Quiconque remet cela en question ne comprendrait pas comment le monde fonctionne et est stupide, fanatique ou les deux à la fois. Cela signifie également qu’il faut faire confiance aux personnes qui travaillent sur ces projets, qu’il n’est pas nécessaire de faire participer les citoyens et de prendre des décisions démocratiques, « parce que – vous savez – ce sur quoi nous travaillons est, par définition, bon et utile pour le monde ». Il n’est donc pas nécessaire d’examiner les antécédents du secteur et il suffit de regarder l’avenir et les nouvelles promesses et de leur faire confiance. Aucun autre secteur industriel ne jouit de ce privilège.
Un secteur en perte de vitesse
Nous ne pouvons pas nous réjouir de l’échec d’un projet de technologie industrielle qui était prometteur il y a longtemps mais qui n’a jamais répondu aux attentes. Mais, de facto, des projets très coûteux et tellement problématiques en termes de sécurité qu’aucun assureur ne veut les assurer, prennent progressivement fin. Et la production de quantité de déchets nucléaires, pour lesquels, malgré 50 ans de recherche internationale, personne n’a de solution et dont la gestion coûtera des dizaines de milliards dans les décennies à venir, touche enfin à sa fin. Il faut également considérer les risques de prolifération d’armement nucléaire, un problème inhérent à l’énergie nucléaire qui fait à nouveau l’actualité aujourd’hui.
Le déclin de ce secteur présente donc des opportunités et, heureusement, nous n’avons pas besoin de l’énergie nucléaire pour notre approvisionnement en électricité. Nous pouvons faire fonctionner notre système énergétique grâce aux énergies renouvelables avec de bonnes interconnexions entre les régions et les pays pour échanger de l’énergie. Ajoutez à cela l’efficacité énergétique, la gestion de la demande, les batteries pour le stockage et éventuellement quelques centrales fonctionnant à l’hydrogène vert et vous obtiendrez un système moderne, de haute technologie et respectueux du climat.
Marc Jacobson, professeur d’ingénierie civile et environnementale à l’université de Stanford, a récemment publié « No miracles needed » », un livre dont même The Economist a dû reconnaître les mérites. Pour résumer brièvement ces 400 pages : avec les technologies existantes et quelques améliorations ici et là, nous pouvons faire fonctionner le monde à 100 % avec des énergies renouvelables. Il est insensé d’investir dans un nouveau chapitre du secteur nucléaire, car la construction de nouveaux réacteurs prend énormément de temps, alors qu’il faut agir dès maintenant pour les prochaines années. Nous ne pouvons pas attendre quelque chose qui sera (peut-être !) disponible en 2035 ou 2040. De plus, chaque dollar ou euro dépensé pour le nucléaire n’est pas disponible pour la transition verte et durable. Jacobson rejette la « montée en puissance du nucléaire », qu’il s’agisse d’anciens ou de nouveaux types de réacteurs car elle ralentit la lutte contre le réchauffement climatique.
De nombreuses entreprises dans notre pays ont très bien compris ce qu’est la transition énergétique (et où il y a aussi de l’argent à gagner). Il suffit de penser aux grands projets dans l’éolien offshore, l’hydrogène et les batteries, comme la nouvelle usine d’hydrogène à Zeebrugge, le projet hydrogène d’ArcelorMittal et la nouvelle zone d’éoliennes en mer du Nord. Le soutien du gouvernement fédéral à cette nouvelle dynamique est très important. Par ailleurs, le défi énergétique le plus difficile à relever pour notre pays est d’une nature très différente : nos maisons consomment 70 % d’énergie en plus que la moyenne européenne. Pouvons-nous en parler, au lieu de courir après un mirage nucléaire ? Peut-on cesser de privilégier le secteur nucléaire et l’évaluer enfin comme n’importe quel autre ?
Luc Barbé est chercheur associé chez Etopia. Il a été chef de cabinet du secrétaire d’État à l’Énergie Olivier Deleuze et un des artisans de la sortie du nucléaire. Il est auteur des livres « Le nucléaire rue de la Loi » et « La Belgique et la bombe ».
Alex Polfliet est expert en énergie et fondateur de Zero Emission Solutions, un bureau d’étude et de conseil spécialisé dans les énergies renouvelables et durables.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici