Carte blanche

Liberté d’expression: évitons une énième crise de la vérité (carte blanche)

Les chercheurs et professeurs Nicolas Vermeulen (UCLouvain) et David Doat (Université Catholique de Lille) appellent à recourir de toute urgence au débat démocratique pour éviter une « énième crise de la vérité ».

Le 1er octobre 2024, Julian Assange fut invité au Parlement du Conseil Européen à Strasbourg. Suite à sa venue, une résolution [1] a été rédigée concernant “La détention et la condamnation de Julian Assange et leurs effets dissuasifs sur les droits humains”. Le point 19 reconnaît sa “qualification de prisonnier politique”, et les points 21 et 22 appellent les États-Unis à cesser de considérer les journalistes comme des espions, à enquêter sur les crimes de guerre révélés par WikiLeaks et à lutter “contre la culture de l’impunité des agents de l’État”. Cette reconnaissance survient alors qu’Assange a passé 14 années de sa vie poursuivi ou emprisonné pour avoir exposé des crimes indicibles, notamment la vidéo «Collateral Murder»[2].

En restreignant la liberté d’expression, la censure affaiblit la démocratie, où chacun doit pouvoir s’exprimer librement. Elle évoque les régimes autoritaires et va à l’encontre des lois protégeant cette liberté fondamentale, inspirées des idées des Lumières et des grands penseurs de la démocratie moderne (Locke, Montesquieu, Rousseau, Kant, Mill). Ces idéaux qui inspirèrent la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (ONU, 1948, Article 19), affirment que “tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression”, incluant la possibilité de diffuser des idées sans frontières. Dans l’affaire Handyside c. Royaume-Uni (1976) [3], la Cour Européenne des Droits de l’Homme a réaffirmé que cette liberté, indispensable au pluralisme et à la tolérance, s’applique même aux idées “qui heurtent, choquent ou inquiètent”. Orwell l’énonçait déjà dans La ferme des animaux: “La liberté, c’est le droit de dire aux autres ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre.” Depuis le 16e siècle, cette liberté est au cœur des débats pour protéger des opinions parfois controversées. Toutefois, la surveillance et la censure continuent d’augmenter, comme l’a récemment souligné Amnesty [4].

Où en sommes-nous aujourd’hui avec la liberté d’expression, et quels sont l’état et l’avenir de nos garde-fous démocratiques ? Au-delà des cas Assange, Snowden ou Joshua Schulte, plusieurs faits récents révèlent une montée des opérations de censure et un contrôle accru de la vérité, souvent justifiés par la sécurité ou le bien commun. En avril 2023, The Guardian rapportait que Twitter (devenu X) avait bloqué, à la demande du gouvernement indien, les comptes de journalistes, politiciens et contestataires, indiens comme étrangers [5]. Quelques mois plus tard, Le Monde relatait la suspension de X au Brésil à la demande du gouvernement Bolsonaro [6]. Plus récemment, Mark Zuckerberg a révélé dans la presse les pressions exercées par la Maison Blanche et le gouvernement Biden sur le groupe Meta pour censurer du contenu lié à la crise du Covid-19[7]. En parallèle, le Washington times [8] titrait en février 2024 que “les collaborateurs de Joe Biden ont fait pression sur Amazon…pour réduire la visibilité des livres liés au COVID”. Bien entendu on pourrait objecter qu’il y a tant de désinformations sur le Web, qu’il est utile de “fact-checker” et filtrer ce qui y circule. C’est oublier qu’il y a derrière chaque humain qui filtre un système de valeurs, des croyances et une adhésion plus ou moins forte à la norme et aux prescriptions de l’État (conformisme et soumission à l’autorité). Des erreurs monumentales ont ainsi été détectées. Par exemple, les deux éditeurs du très sérieux British Medical Journal (The BMJ, une des plus grandes revues scientifiques mondiales) avaient déjà envoyé un courrier à Mark Zuckerberg (Groupe Meta) fin 2021 au sujet d’un acte de censure [9] dont ils ont fait les frais. Dans ce courrier, ces deux scientifiques réputés soulevaient “de sérieuses inquiétudes quant à la « vérification des faits » effectuée par des fournisseurs tiers (Lead Stories) pour le compte de Facebook/Meta”. Un article du BMJ rapportait au sujet des essais sur le vaccin Pfizer l’existence d’ “une série de mauvaises pratiques en matière de recherche sur les essais cliniques à Ventavia, susceptibles d’avoir un impact sur l’intégrité des données et la sécurité des patients”. L’article fut “fact-checké” et classé comme un canular par Meta (infox). Les deux éditeurs scientifiques rappelèrent à Mark Zuckerberg que ce “fact-checking” était “inexact, incompétent et irresponsable”, en les enjoignant de stopper l’association de leurs articles scientifiques et des mentions “hoax-alert” (canular). Inquiets du traitement donné aux informations scientifiques de haut niveau, la lettre du BMJ à Meta rappelait également qu’ils n’étaient pas les seuls “affectés par l’incompétence du régime de vérification des faits de Meta” puisque Instagram avait fait subir le même sort à “Cochrane [10], le fournisseur international de revues systématiques de haute qualité des preuves médicales”. Et ceci, sans parler des chercheurs qui se font menacer lorsque leurs recherches indépendantes conduisent à des résultats qui ne soutiennent pas les campagnes publicitaires de grands industriels [11]. Cependant, ces défaillances dans la compétence des instances de fact-checking n’ont pas atténué la volonté d’Etats démocratiques de légaliser un filtrage par les grandes plateformes numériques au nom de valeurs indiscutables [12] comme le souci de la vérité.

Si nous n’ignorons pas les enjeux d’équilibre auxquels peut exposer la liberté d’expression, la grande tentation du moment présent serait de céder aux sirènes d’une culture de la censure “bienveillante”.

La liberté d’expression, bien que fondamentale en démocratie, s’accompagne bien sûr de responsabilités et doit parfois être mise en balance avec d’autres lois, valeurs ou intérêts légitimes, tels que la lutte contre l’incitation à la haine ou le respect des pratiques religieuses ou culturelles [13]. Cependant, justifier systématiquement, en se prévalant de cet argument, la nécessité d’une politique de censure menée par une autorité centrale, publique ou privée, relève d’un raisonnement étroit et dangereux. Confier l’exercice d’une censure préventive à un réseau européen de fact-checkers [14] chargé d’arbitrer entre la liberté d’expression et d’autres intérêts, risque en effet de compromettre le droit égal de tout citoyen à s’exprimer librement, et d’accroître démesurément l’ingérence d’intérêts économiques, politiques ou idéologiques dans la sélection des expressions légitimes. L’exemple de revues scientifiques injustement et arbitrairement censurées ou d’Assange arrêté comme espion pour des raisons de sécurité nationale illustre clairement les dérives possibles : des actes commis “sous couvert du bien” n’en font pas pour autant des pratiques éthiquement et démocratiquement légitimes.

Face à ces risques, la liberté d’expression constitue un garde-fou essentiel pour préserver la possibilité du débat public, la recherche de la vérité, la formation de citoyens responsables et le contrôle démocratique du pouvoir, une activité que les penseurs des Lumières jugeaient indispensable pour la confiance en l’autorité. Restreindre cette liberté créerait au contraire un cercle vicieux : plus une autorité cherche à contrôler l’exercice de la parole publique au nom d’une certaine théorie de la vérité, pour préserver sa légitimité ou se prémunir des critiques, plus elle renforce la méfiance et l’instabilité.

Bien que les formes et les moyens de la censure changent au cours de l’Histoire (qu’on se souvienne de l’Inquisition…), l’aspiration à s’ériger en gardien de la vérité est de tout âge. Si nous n’ignorons pas les enjeux d’équilibre auxquels peut exposer la liberté d’expression, la grande tentation du moment présent serait de céder aux sirènes d’une culture de la censure “bienveillante” (pour ne pas dire “paternaliste”).

Face à ce danger, nous appelons nos universités, nos représentants politiques et la société civile à recourir de toute urgence au débat démocratique pour rechercher ensemble des solutions alternatives au piège qui se présente. Evitons une énième crise de la vérité qui semble déjà en marche, nos sociétés méritent de trouver une solution à la hauteur de leurs ambitions démocratiques plutôt que de renouer avec un obscurantisme d’antan sous couvert d’un attrayant et savant vernis (de censure) technologique.

Nicolas Vermeulen, Professeur de pyschologie à l’UCLouvain et Chercheur Qualifié au FNRS
David Doat, Chercheur en philosophie à l’Université Catholique de Lille

Titre de la rédaction. Titre original: La liberté d’expression se retrouve dans un drôle d’Etat.


[1] https://pace.coe.int/fr/files/33734/html

[2] https://collateralmurder.wikileaks.org/

[3] https://hudoc.echr.coe.int/fre#%7B%22itemid%22:%5B%22001-62057%22%5D%7D

[4] https://www.amnesty.be/veux-agir/agir-ligne/petitions/article/surveillance-censure-coree-nord

[5] https://www.theguardian.com/world/2023/apr/05/twitter-accused-of-censorship-in-india-as-it-blocks-modi-critics-elon-musk

[6] https://www.lemonde.fr/pixels/article/2024/09/02/face-aux-demandes-de-gouvernements-les-reponses-a-geometrie-variable-de-twitter_6302297_4408996.html

[7] https://www.lemonde.fr/pixels/article/2024/08/27/mark-zuckerberg-regrette-d-avoir-supprime-certains-contenus-lies-au-covid-19-sous-la-pression-de-l-administration-biden_6296755_4408996.html

[8] https://www.washingtontimes.com/news/2024/feb/5/biden-administration-pressured-amazon-censure-book/

[9] https://www.bmj.com/content/375/bmj.n2635/rr-80

[10] https://x.com/cochranecollab/status/1458439812357185536

[11] https://www.bmj.com/content/bmj/386/bmj.q2119.full.pdf

[12]https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2023/09/25/pedopornographie-en-ligne-bataille-d-influence-autour-d-un-texte-europeen-controverse_6190911_4355771.html

[13] C’est ce qu’énonce la Convention européenne des droits de l’homme (article 10) : https://www.echr.coe.int/documents/d/echr/Convention_FRA.

[14] https://commission.europa.eu/document/download/e6cd4328-673c-4e7a-8683-f63ffb2cf648_en?filename=Political%20Guidelines%202024-2029_EN.pdf (p.23.)

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